Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Des ponts et des passeurs, cheminer avec les franciscains de diverses confessions

Onorato Grassi*
29 novembre 2017
email whatsapp whatsapp facebook twitter version imprimable
Des ponts et des passeurs, cheminer avec les franciscains de diverses confessions
Le couvent Franciscain de la Flagellation, situé aux abords d’un des lieux présumé pour avoir été le prétoire de Pilate est de facto au cœur du quartier musulman et vit à son rythme ©Nati Shohat/FLASH90

Qu’est-ce que cela signifie “cheminer avec des frères de différentes religions” ? Comment vit-on dans un contexte où l’on se trouve minoritaire ? L’expérience des franciscains en Orient peut être un exemple utile à l’Europe d’aujourd’hui, où tant de difficultés appellent à poser un regard nouveau et réconcilié.


Le huitième centenaire de la Custodie de Terre Sainte survient à un moment particulier de l’histoire du Moyen-Orient, alors que cette “province d’outremer” se révèle être au cœur des problématiques politiques, culturelles, sociales et religieuses de l’Occident. L’ampleur des migrations, les attentats terroristes, les nouvelles situations de cohabitation ou d’intolérance entre hommes et femmes de différentes origines, ont importé dans notre quotidien les problématiques de peuples, de traditions et de cultures qui, il y a quelques années encore, étaient étrangères à notre sphère publique et privée.

Dans un monde où chaque événement est rapidement rendu très proche et très actuel, ce qui arrive dans les régions qui se situent sur les côtes méridionales de la Méditerranée vers l’Orient, est perçu comme particulièrement important et même préoccupant pour le destin de l’Occident.

Lire aussi >> Frère François parmi les non-chrétiens

Une grande partie de l’avenir européen et occidental se donne à voir dans les relations avec les gouvernants des peuples arabes depuis les conceptions de la cohabitation civile ; les relations entre cultures et confessions différentes ; la rencontre entre les diverses confessions chrétiennes et entre les divers rites catholiques (qui d’une façon variée et complexe se développent dans les lieux où les franciscains sont “gardiens”). Bien que les prévisions soient assez pessimistes, on peut quand même apercevoir des perspectives de solutions et de nouveaux paradigmes culturels et sociaux qu’il faut discuter et mettre à l’essai.

En ce sens, l’œuvre de la Custodie – sur les plans religieux, culturel et social – peut constituer une espérance pour beaucoup. Avant tout, de par son existence séculaire elle a créé, et crée encore actuellement une formidable et précieuse opportunité. “Être présent”, voilà, surtout dans notre temps, la condition essentielle de n’importe quel chemin et de n’importe quelle œuvre. Il n’est pas de projet, programme ou attente qui puisse arriver aux résultats désirés en l’absence de sujet ou d’expérience humaine consciente de ses raisons et capable de se communiquer à autrui.

« Être ici »

Le propre des franciscains n’est-il pas de garder, non pas une forteresse, mais une portioncule pour le tout ? Puis d’investir le tout dans cette partie en un perpétuel élan d’aller et retour, revenir pour de nouveau repartir ? Cela est sans doute vrai. Mais c’est aussi le propre de chaque expérience humaine et religieuse authentique, que de vivre comme “petit reste” ou minorité prophétique. On voudrait que tous vivent de la même façon, pour celui auquel on se consacre et à qui on donne sa vie, et parfois au sens propre.

Vue sur le Dôme du Rocher depuis le sanctuaire franciscain du Dominus Flevit© Abir Sultan/Flash90.

 

L’existence de la Custodie, sa durée dans le temps, les visages et les noms de ceux qui ont vécu pour elle et qui l’ont fait vivre, sont aujourd’hui, même aux yeux d’un observateur étranger, un fait incontournable de la situation humaine et religieuse au Moyen-Orient. Histoire dont on n’a pas fini de mesurer l’impact. Chaque façon authentique “d’être ici” se réalise, de façon originale et unique, dans le fait “d’être ici pour autrui”, pour le bien d’autrui, dans la joie de la rencontre et dans cet “œcuménisme dynamique”, seul acceptable dans les situations de frontières – auxquelles les franciscains sont, depuis toujours, prédisposés et préparés.

Lire aussi >> St François et le sultan: lettre du Pape pour les 800 ans

C’est justement la rencontre de François avec le sultan Malik al Kamil qu’a mentionnée le pape François lors de son récent voyage en Égypte, demandant au saint d’Assise son intercession pour “l’aube d’une civilisation de la paix et de la rencontre”.

S’agissant des problèmes aigus et complexes qui traversent le Moyen-Orient et qui “nécessitent d’être résolus maintenant” – si l’on ne veut pas subir de conséquences encore plus graves qu’actuellement – une clef d’interprétation a été donnée et des solutions indiquées dans les discours du pape. En particulier sur deux questions fondamentales : la nature de la religion et le rapport entre les différentes religions, et l’éducation des nouvelles générations. Si on veut dépasser les contradictions et les obstacles qui entravent la cohabitation civile, mettant en péril l’existence de populations entières, on ne pourra pas ne pas tenir compte de l’invitation du pape à “marcher ensemble” pour trouver des réponses authentiques et concrètes à ces deux questions.

Religion : problème ou solution ?

Sur le premier point, nous nous limiterons à quelques considérations. Si “la religion n’est pas un problème mais fait partie de la solution”, encore faut-il savoir dans quel sens on l’entend. Qui comprend la religion comme une idéologie à soutenir, un cautionnement d’intérêts de natures différentes, un refuge pour les âmes incertaines et égarées (souvent devenues arrogantes et violentes), une injonction morale, qui plus est déformée, verra en elle une des causes des problèmes.

Les frères étaient venus vivre au milieu des Sarrasins, ils ont aussi gagné de vivre au milieu des juifs. Ici, ce sont
des frères Capucins en route vers la porte de Jaffa ©Miriam Alster/FLASH90

 

L’affirmation sans appel, contenue dans le discours aux autorités du Caire, ne laisse pas de marge d’interprétation et exprime un jugement qu’on peut difficilement oublier : “Face à une situation mondiale délicate et complexe qui fait penser à celle que j’ai appelée une ‘guerre mondiale par morceaux’, il faut rappeler qu’on ne peut pas construire la civilisation sans rejeter toute idéologie du mal, de la violence et toute interprétation extrémiste qui prétend annuler l’autre et anéantir les diversités, en manipulant et en outrageant le Saint Nom de Dieu”(1). De même lors du discours tenu à Al-Azhar : “Le risque existe que la religion en vienne à être absorbée par la gestion des affaires temporelles et à être tentée par les mirages des pouvoirs mondains qui, en réalité, l’instrumentalisent.”(2)

Lire aussi >> Laissez Dieu de côté, parlons de religion !

Mais quand peut-on considérer la religion comme ‘partie de la solution’? La réponse n’est pas simple et on ne peut que tenter de l’esquisser. Avant tout, il faut observer que la solution à laquelle on se réfère habituellement présente différents niveaux et contextes qui ne peuvent pas être confondus ou réduits l’un à l’autre, au risque de tomber dans des interprétations superficielles ou, pire encore, dans des raccourcis dangereux.

Il y a, en effet, des niveaux sociaux et économiques, politiques et juridiques, culturels et humains du problème, et pour leur solution on doit recourir à des analyses concrètes et à des interventions réalistes, si l’on veut garantir à tous “le pain, la liberté, la justice sociale”, assurer la paix régionale, respecter les droits inaliénables de l’homme et le “rôle de la femme, des jeunes, des plus pauvres et des malades”.

Chaque religion porte en son cœur un questionnement

De l’autre côté, la religion ne peut pas non plus être réduite à une fonction d’“agence de l’esprit”, au milieu de tant d’autres actions, que les sociologues identifient dans le domaine de la vie associative et de l’existence individuelle, non seulement pour la vision fonctionnaliste qui la limiterait, mais aussi et surtout, parce que son potentiel intrinsèque en serait contrarié et annulé.

Toujours dans son discours à la Conférence internationale sur la paix, le pape a mis l’accent sur le rapport entre la religion et la quête de l’homme du sens religieux, lorsqu’il a parlé de la “nostalgie des grandes questions du sens”. Les hommes d’aujourd’hui, plus peut être qu’autrefois, ressentent cette nostalgie même sous le poids des problèmes et des stratifications culturelles – au moins dans les moments de lucidité – que “les religions font refaire surface”, suscitant “la mémoire de ses origines”.

Chaque religion porte en son cœur un questionnement, interroge le sens de la vie, sonde l’exigence de quelque chose pour laquelle il vaille la peine de vivre. Lorsque cette question est affaiblie et censurée, la religion est destinée à se formaliser, à devenir conventionnelle et rituelle, à se transformer en une croyance occasionnelle où prévalent l’extériorité et les assurances d’une institution. “La foi, a encore rappelé le pape, la foi qui ne naît pas d’un cœur sincère et d’un amour authentique envers Dieu Miséricordieux est une forme d’adhésion conventionnelle ou sociale qui ne libère pas l’homme mais l’opprime.”

Lire aussi >> Pape François aux frères franciscains: « Apportez miséricorde, réconciliation et paix »

Au contraire, lorsque l’expérience religieuse est vivante et authentique, le sens religieux augmente, le sens du mystère de la vie se fait plus vibrant et intense ; chaque jour et à chaque moment, il est traversé par une recherche constante et une attente, et on ressent les autres comme partie prenante de sa propre existence humaine et comme de providentiels compagnons de voyage.

Si la religion prétend être une réponse, il faut garder, présente et vivante, la question à laquelle on donne une telle réponse, la partager, la faire connaître et grandir dans les relations de chaque jour ainsi que dans les entreprises humaines qui donnent à une société son image. Dans la considération du fond de la question religieuse, qui comporte en conséquence une réflexion radicale sur l’essentiel de sa propre religion, se trouve probablement la valeur, la plus profonde et la plus féconde du dialogue interreligieux et œcuménique.

On souhaite que marcher ensemble, dans des situations concrètes de peuples, de cultures et de religions différentes, dans cette “lumière poly-chromatique des religions” puisse produire, dans des terres martyrisées, une “alliance pour le bien commun”. Pour les chrétiens, et pour leur “mission d’unificateurs”, selon l’expression employée par Maxime IV Sayegh, dans la célèbre conférence de 1960, cette alliance a le visage de l’unité qu’il faut construire et chercher de toutes ses forces et dispositions.

A la croisée des identités

Le second point, l’éducation, présente actuellement des aspects novateurs par rapport à un passé même récent. Ce serait une grave erreur de ne pas le considérer et de ne pas l’accueillir comme une opportunité. Il ne s’agit pas seulement de l’émergence éducative générale qui, sans avoir encore trouvé une solution accomplie, intéresse notre société contemporaine incapable de se renouveler dans la communication d’une mémoire qui la constitue et qui est soumise au risque dangereux d’aller hors contrôle. Les grandes migrations du XXIe siècle et les systèmes de communication globale, en confrontant cultures et traditions, habitudes et coutumes, valeurs et principes moraux divers, sont en train de créer une société que l’on ne peut caractériser de “ni fermée ni ouverte”, mais pas non plus simplement comme intermédiaire, ni plurielle ou mixte, pour le dire de façon simpliste.

En terre musulmane, ici en Syrie, le charisme franciscain continue
de se réinventer dans la variété des situations ©Paroisse St François Alep

Ces diversifications arrivent en chaque conscience individuelle, surtout celle des jeunes qui souffrent désormais de ne plus arriver à suivre, comme auparavant, le chemin de leurs pères. En Europe, les jeunes de la seconde ou de la troisième génération, réunissent en eux-mêmes différentes appartenances qui auparavant apparaissaient disjointes. Ils se sentent par exemple profondément italiens et arabes, italiens et musulmans, comme le disent de plus en plus fréquemment des étudiants ou de jeunes diplômés des universités de notre pays. Dans des lettres que des adolescents palestiniens ou juifs écrivent à leurs amis européens, on entrevoit le désir d’un avenir qui ne soit pas une répétition du passé, mais qui puisse être différent.

Lire aussi >> Huit siècles en Terre Sainte dans l’esprit de saint François

On pourrait multiplier les exemples. Il est clair que l’éducation est fondamentale pour tout processus de développement, tout type de collaboration et tout cheminement commun. C’est aussi ce sur quoi le pape insistait au Caire, pointant l’attention sur la valeur d’une “éducation adéquate pour les nouvelles générations”. Il est certainement significatif que l’adéquation de l’éducation, dont dépendront la paix des pays du Moyen-Orient et leur civilisation, ait été posée en correspondance “à la nature de l’homme, être ouvert et relationnel”.

Ainsi, “Éduquer à l’ouverture respectueuse et au dialogue sincère avec l’autre, en reconnaissant ses droits et ses libertés fondamentales, spécialement la liberté religieuse, constitue la meilleure voie pour bâtir ensemble l’avenir et être des bâtisseurs de civilisation.” Face à l’incivilité et aux barbaries, il n’y pas de remède plus efficace que d’“accompagner et faire mûrir des générations qui répondent à la logique incendiaire du mal par la croissance patiente du bien : des jeunes qui, comme des arbres bien plantés, sont enracinés dans le terrain de l’Histoire et, grandissant vers le Haut et à côté des autres, transforment chaque jour l’air pollué de la haine en oxygène de la fraternité.” (2)

Celui qui veut être “bâtisseur de ponts, de dialogue et de concorde” ne peut pas oublier qu’une “locomotive pour tirer le train” sera toujours nécessaire. À propos de la tâche des chrétiens dans le monde arabe, Samir Khalil Samir, au début des années 2000, écrivait qu’un pont relie deux rives et que pour le construire, il faut bien connaître le point d’où l’on part et celui que l’on veut rejoindre. Mais chaque pont sert à relier, et donc à aller et à venir, et, une fois construit, il a besoin de gens qui le traversent. τ

2. Discours du pape François à l’université Al-Azhar

*Onorato Grassi est professeur d’Histoire de la philosophie médiévale

Dernière mise à jour: 29/01/2024 16:41

Sur le même sujet