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Laissez Dieu de côté, parlons de religion !

Propos recueillis par Amaury Perrachon
30 septembre 2017
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Laissez Dieu de côté, parlons  de religion !
La Faculté des Sciences humaines à laquelle appartient le Centre est située sur le campus universitaire du Mont Scopus, qui jouxte le mont des Oliviers.

Dans une université laïque où les étudiants sont en grande majorité de confession juive, des chercheurs reconnus veulent sensibiliser à la pensée et à l’histoire du christianisme de façon “neutre” ; comment procèdent-ils ? Éléments de réponse avec Brouria Bitton-Ashkelony, directrice du Centre d’Études du christianisme.


Lorsqu’elle les accueille pour la première fois, Brouria Bitton-Ashkelony, directrice du Center for the Study of Christianity (CSC), explique bien vite à ses étudiants pourquoi ils sont là : “Cette année, je veux regarder avec vous à travers la fenêtre. Vous voyez : il y a des mosquées, des clochers et des yeshivot (1) qui poussent comme des champignons. Ce que je veux, c’est que nous comprenions cela ensemble avec un regard historique et à travers les textes”. Avant d’entamer son cours elle donne un dernier conseil : “Ici, laissez Dieu de côté, parlons de religion. Laissez votre foi à la maison et posez des questions”. Le ton est donné. Le site Internet du Centre, dans sa description d’accueil précise aussi la neutralité choisie :
“Le centre n’a aucune dimension religieuse ou mission théologique, officielle ou officieuse. C’est la seule institution de ce type en Israël”.

 

Brouria Bitton-Ashkelon, directrice du Centre d’études du christianisme.

 

Depuis 7 ans, c’est Brouria, enseignante au look de femme d’affaires et au planning très chargé, qui est à la tête du Centre. Diplômée de l’Université hébraïque, petite-fille de rabbin, elle a étudié deux ans à l’EPHE (École Pratique des Hautes Études) à Paris et s’est spécialisée dans le christianisme oriental et particulièrement dans l’étude des Pères de l’Église. Elle explique avoir “vite compris qu’elle ne comprendrait pas totalement le judaïsme sans comprendre le christianisme”. Concernant le rôle propre du CSC, la directrice est claire : “On étudie la théologie comme un chapitre dans l’Histoire. On n’enseigne pas l’histoire des dogmes comme on les enseigne à Rome ou à l’Institut catholique évidemment, pour nous la question essentielle qui se pose c’est l’histoire sociale. La question est “Est-ce que cette histoire sociale est isolée ?“ On ne croit pas, continue le professeur Bitton-Ashkelony. On voit des développements chronologiques dans les dogmes et tout est lié à l’histoire sociale et politique du pays. Le contexte culturel, la littérature, les formes de discours… On ne peut pas séparer tout ça. Par exemple, mon angle d’étude personnel, c’est l’histoire sociale, donc j’enseigne les monachismes comme un phénomène social, qui a une base théologique qu’on respecte et qu’on intègre mais quand je l’enseigne, je le fais avec une perspective très critique : l’histoire des dimensions rhétoriques des textes, l’intertextualité, pourquoi les commentateurs héritent de tels textes du IVe siècle, etc. Voilà la perspective historique”.

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Aujourd’hui le Centre est l’un des plus dynamiques de l’Université et cette Israélienne de naissance n’y est pas pour rien. Effectifs : 25 étudiants pour chacune des trois promotions de licence (Bachelor), 20 à 22 étudiants en Master et 6 doctorants, une bonne moyenne. Côté nationalités, une majorité d’Israéliens dont quelques arabes, dont quelques chrétiens, mais aussi des Japonais, des Coréens, des Chinois et des Allemands venus de loin pour s’intéresser aux sources du christianisme sur le lieu même de son origine. “Il peut y avoir de tout dans une classe. J’ai fait un cours sur la sainteté de Jérusalem en mettant vraiment la politique de côté, raconte Brouria Bitton-Ashkelony. Je fais en sorte qu’on ne puisse pas deviner ce que je pense…” Une tentative de neutralité qui est peut-être le secret de ce succès.

Depuis sa création, le CSC profite aussi d’un partenariat avec l’Université pontificale Grégorienne (l’Université jésuite de Rome) et, chaque année, un enseignant vient de Rome et un enseignant du CSC s’y rend, ainsi que deux élèves de Master. “Chaque année on fait venir un père jésuite pour parler de la Jérusalem du Nouveau Testament. Il ouvre toutes les portes de la ville aux étudiants, il leur montre les églises, les sanctuaires, les monastères ! C’est faisable uniquement ici à Jérusalem et il fait ça depuis 5 ans, il s’appelle Pino de Luccio, un Italien qui parle hébreu, c’est une vraie chance pour nos étudiants”. L’École Biblique et Archéologique Française, tenue par les dominicains, est aussi un des partenaires académiques chrétiens du Centre. Le CSC et l’École organisent ensemble tous les ans un séminaire, par exemple l’année dernière sur l’imagerie cultuelle et les motifs liés au Temple dans l’Évangile de Jean et dans saint Paul, dirigé par Serge Ruzer et les frères op. Olivier-Thomas Venard et Gregory Tatum. D’autres partenariats existent aussi avec le Studium Biblicum franciscain, l’Institut œcuménique Tantur ou encore l’Institut biblique pontifical.

 

Le professeur Serge Ruzer est spécialiste du contexte juif dans lequel émerge le Jésus des évangiles.

 

La pensée de Jésus reflet de la pensée juive d’une époque

Serge Ruzer fait partie des grandes figures du Centre. Chercheur associé, il s’est spécialisé dans l’avènement des premiers chrétiens dans le contexte juif. Son approche de l’histoire chrétienne aide à comprendre ce qui a pu inspirer la fondation du Centre : “Quand on demande à Jésus quel est le plus grand commandement, sa réponse nous interroge, juifs comme chrétiens, “Tu aimeras le Seigneur ton Dieu (…) et tu aimeras ton prochain comme toi-même“. Est-ce un reflet de la pensée de Jésus ? de sa façon d’interpréter les textes ? d’un courant de pensée de l’époque ?” Pour le professeur Ruzer, l’Évangile décrit les juifs des premiers siècles, et, “même sans Jésus, on débattait de ces questions à cette époque”, c’est aussi là que l’historien trouve son intérêt dans une forme d’exégèse de commentaire précis du texte. “Nous n’étudions pas la religion, nous étudions les textes, les pensées religieuses, les croyances, dans leur contexte. Nous n’avons pas d’ambitions religieuses donc nous sommes parfaitement libres. Les étudiants et chercheurs qui sont ici sont des historiens des idées religieuses, ils ont besoin de comprendre le processus historique mais pas la foi elle-même. C’est proche de la théologie mais… quelle est votre définition de la théologie ?”

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Interrogé sur les origines de ses étudiants, le professeur Ruzer sourit. “Je ne leur demande pas…” finit-il par dire. “Juifs comme non-juifs ont des problèmes avec certains enseignements. Évidemment la plupart de nos étudiants sont juifs, ils veulent comprendre les différents courants du christianisme, je ne connais pas la raison de chacun. Certains sont des juifs religieux, ils sont d’ailleurs les meilleurs étudiants, et ils veulent saisir le contexte juif des premiers siècles. C’est difficile pour moi de dire ce qu’ils viennent chercher” assure-t-il. “Je sais que les chrétiens arabes arrêtent de venir à mon cours de Nouveau Testament. Au début, ces chrétiens sont venus et ont découvert que ce n’était pas simple, ce n’est pas qu’ils ont été offensés, c’est qu’ils pensaient que ce serait moins précis, ils ont découvert que ce n’était pas juste de la lecture mais qu’ils allaient devoir travailler dur, que leur connaissance de la Bible n’allait pas suffire”.

“Un jour une élève m’a demandé si elle pouvait consulter son curé pour écrire un travail qu’elle devait faire à la maison” se souvient le spécialiste des premiers chrétiens. “Je lui ai demandé si elle avait l’habitude de le consulter pour les autres cours et elle m’a dit non, évidemment. Alors j’ai tenu à lui préciser qu’elle ne serait pas notée sur sa foi, mais bien sur son niveau d’étude du contexte et de l’histoire des idées… C’est différent ! Certaines étudiantes musulmanes ont été très douées et elles ont en fait très bien réussi” complète Serge Ruzer.

(1). Yeshivot, pluriel de yeshiva : centres d’étude de la Tora et du Talmud destiné aux hommes et dirigé par un rabbin.


Des étudiants exigeants

L’intérêt des étudiants pour les textes s’est révélé plus important que ce que la direction du Centre avait jusque-là imaginé. Il y a deux ans, un groupe d’étudiants fit une demande précise à leur directrice, ils trouvaient qu’ils n’étudiaient pas les textes assez en profondeur et voulaient fonder un petit groupe d’étude. Ainsi naquit le Forum for the Study of Christianity.

“Il s’agit d’un groupe de 12 étudiants qui se réunit toutes les deux semaines pour parler d’un sujet durant trois heures. Ils doivent d’abord lire environ 200 pages de commentaires chrétiens, de critique textuelle, dont ils parlent ensuite avec un enseignant, Yonatan Moss. Ils ont commencé l’année dernière par des textes du IIe au Ve siècle ap. J.-C. et ils abordent les périodes du Ve au IXe cette année. Ils lisent les Pères de l’Église et d’autres textes sur différents thèmes, en latin, en grec et en syriaque” raconte la directrice du Centre, très fière.

Sur les 40 candidats à ce Forum, le corps enseignant n’en a accepté que 12, désireux de ne réserver ce cours qu’aux plus brillants et aux plus motivés. Pour Brouria, ils sont “l’avenir de l’étude du christianisme dans ce pays. Ils finissent leur thèse, ils vont faire de la recherche et prendront notre suite”. Parmi cette élite bien triée, quelques Master 2, un étudiant en 4e année de doctorat, et 3 doctorants de première année. Jugés grâce aux examens de leurs départements d’origine, ils sont aussi parmi les meilleurs du Mont Scopus, “les meilleurs en philosophie, en histoire, en théologie, de toutes les facultés de l’Université. On les sélectionne parmi les 5 % des meilleurs étudiants de l’Université”.

 

De jeunes musulmans – des femmes le plus souvent – choisissent aussi ce cursus d’étude du christianisme. (Peut-être pas ces quatre là précisément!)

 


Les langues anciennes, un défi gagné pour le Centre

Avoir des étudiants capables d’étudier les textes des premiers siècles du christianisme dans leurs langues d’origine, c’était un pari dès la fondation du Centre. Depuis que le système des licences en études du christianisme a été mis en place en partenariat avec le Département des Religions comparées, tout est différent. Les étudiants doivent, dès la deuxième année, étudier le grec, le latin, le syriaque, le copte et deux langues modernes, par exemple le français ou l’allemand. Ils arrivent donc en Master en sachant déjà lire les livres bibliques comme leurs commentateurs dans leur langue d’écriture, et ce nouveau système a redonné une vraie dynamique aux années de Master où les étudiants découvraient trop d’éléments en temps réduit, sortant juste d’une licence de philosophie ou d’histoire qui n’avait parfois aucun lien avec leur nouveau domaine d’étude.

“Il faut comprendre qu’en Europe il y a des lycées où l’on apprend le grec ou le latin, ici ça n’existe pas. Ça a vraiment changé le profil intellectuel des étudiants, ça prouve leur motivation et on les considère comme sérieux à leur arrivée en Master”, conclut Brouria Bitton-Ashkelony dont le Centre se développe un peu plus chaque année grâce à de nouveaux séminaires, de nouveaux cycles de conférences, de nouveaux axes de recherche.

“Cet été, se tiendra le colloque Originiana, du 25 au 27 juin ajoute la directrice. Ce sera sur Origène en Terre Sainte, les cités de Bethléem, Césarée et Jérusalem. Cela représente environ 200 personnes et 80 conférences… en 3 jours. C’est un vrai succès. J’en suis très fière. Au cours de l’année, il y a aussi des conférences seulement pour les étudiants avec des conférenciers invités pour une seule présentation. 40 personnes dans une salle de l’Université hébraïque pour une conférence sur la traduction de la Bible en syriaque c’est une chance, c’est exceptionnel, il faut le mesurer !”

Dernière mise à jour: 25/01/2024 13:47

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