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Le mystère de la colonne du Saint-Sépulcre

Arianna Poletti
30 mai 2018
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Le mystère de la colonne du Saint-Sépulcre

A l’entrée du Saint-Sépulcre, on peut voir les pèlerins orthodoxes s’adonner à l’étrange vénération d’une colonne, à gauche de la porte. En quoi cette colonne, où ils insèrent des prières sur des papiers de toutes tailles, est-elle différente des autres ?


Sofia prend Athanasia sous son bras : “Mamie, viens, rentrons !” Mais la vieille femme aux cheveux gris couverts d’un fichu rouge, ne veut pas entendre sa jeune nièce. Elle s’arrête en regardant le côté gauche de l’entrée du Saint-Sépulcre.
Elle incline la tête, émue.
Sofia la regarde sans comprendre. Les deux restent immobiles, au milieu de la foule de pèlerins qui se pressent dans le lieu le plus important de la chrétienté. Entre-temps, sa grand-mère pose la main sur une colonne et ferme les yeux pour prier.
Athanasia n’est pas la seule à s’attarder à l’entrée du Saint-Sépulcre : beaucoup de pèlerins qui visitent la ville sainte s’arrêtent devant la même colonne, celle du milieu, entre deux autres, à l’ombre du clocher. Elle baille par une grosse fissure. De nombreuses croix de différents types et tailles sont gravées dans le marbre gris. Elles remontent maintenant à des centaines d’années. Des petits papiers sont cachés dans la fissure ; chaque jour un ouvrier de la basilique les ramasse : “Il y en a trop, toutes les cinq minutes quelqu’un arrive et laisse un papier. Nous ne pouvons pas faire autrement que de les nettoyer.” Il vient de finir mais une femme s’approche, avec un petit papier entre les mains. Que cache donc cette colonne ?

 

Si large la fissure…
que l’architecte grec Théo Mitropoulos y glisse entièrement sa main.

 

Feu que rien n’arrête

Pour le comprendre il faut remonter les siècles. Nous sommes en 1579, la ville de Jérusalem fait encore partie de l’Empire ottoman. Cette année-là, les Turcs empêchent les chrétiens orthodoxes de célébrer le traditionnel rituel du Feu Sacré. Depuis la résurrection de Jésus, chaque année se produit la fête du miracle du feu au Saint-Sépulcre. Les pèlerins orthodoxes venus pour la Pâque se rassemblent dès le Samedi saint, comme c’est aujourd’hui encore le cas. L’auteur grec Haris Skarlakidis l’explique dans son livre Le Feu Sacré – Le miracle du Feu à la Tombe de Jésus : chaque année, “seul, le patriarche grec entre dans la chambre du Saint-Sépulcre et, à genoux, récite une prière à Jésus pour la venue du Feu Sacré.” Mais pas en 1579. On raconte que les arméniens corrompirent le sultan Mourat pour pouvoir célébrer seuls à l’intérieur de la basilique. Les gardes empêchèrent donc les grecs d’entrer dans l’église. Ainsi, “le patriarche priait-il devant l’église, sur le côté gauche, près d’une colonne. Et soudain la colonne s’ouvrit et la Sainte lumière jaillit de l’intérieur.” Après le miracle, les gardes permirent aux grecs d’accéder au saint Tombeau, encore frappés par ce qui s’était produit. C’est l’histoire de la colonne miraculeuse.
Selon la tradition, de nombreux témoins se sont convertis au christianisme après avoir assisté à ce miracle. C’est ce qui serait arrivé à l’émir Tunom, qui aurait vu le miracle depuis le minaret de la mosquée dite d’Omar toute proche. Le Proskynitarion (ancien guide des Lieux Saints) de la ville sainte de Jérusalem de l’archimandrite Siméon, édité à Vienne par Proussis Chrysanthos en 1787, le rapporte : “Il y a des clous enfoncés à terre devant la Porte Sainte, depuis lors en mémoire du miracle ; on raconte qu’un émir les a plantés là, parce qu’il avait assisté au miracle et a de suite cru en Jésus en s’exclamant à grand cris : ‘Il n’y a qu’une seule foi, celle des chrétiens.’Il enfonça les clous dans le roc un par un, comme dans de la cire.” En conséquence de son apostasie de l’islam, il fut immolé par le feu. L’émir Tunom a été canonisé par l’Église grecque, au titre de martyr, et sa fête est célébrée le 18 avril. Ses restes sont conservés à Jérusalem, où l’on trouve aussi une icône qui le représente dans ses habits ottomans. Il est peint debout à côté de la colonne enflammée, une croix à la main et une auréole autour du turban.

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Un autre manuscrit publié en grec et russe en 1890 en parle, citant aussi bien la colonne que le martyr. Dans la chronique du Moldave Parthernios Agkeev, qui a visité Jérusalem en 1845, le moine parle d’un “coup de foudre tombé du ciel” à côté du patriarche et qui a “déchiré la colonne d’où le feu est sorti”. Mais ce manuscrit est assez tardif. Le premier témoignage du miracle est celui du Code Monacensis (1) qui contient le Proskynitarion du moine Anania. Le moine en parlait donc déjà en 1608, même si aujourd’hui il n’en reste qu’une copie, celle de 1634. “Anania – 29 ans après le miracle – était en mesure de se faire raconter l’événement par ceux qui l’avaient vécu”, écrit justement Skarlakidis. Mais comment peut-on savoir avec autant de précision la date du miracle ? Les sources n’indiquent pas l’année. Cependant, le Proskynitarion de la Palestine de 1787 parle du “temps du béat M. Sophronius patriarche de Jérusalem, du patriarche de Constantinople Jérémie, du patriarche d’Alexandrie Sylvestre et de Joachim d’Antioche, pendant le Royaume du Sultan Murat.” Ces évènements n’ont pu coïncider qu’en 1579.
Ce phénomène intéresse et surprend encore aujourd’hui. L’architecte grec Théo Mitropoulos vit à Jérusalem depuis 30 ans et a étudié le Saint-Sépulcre pendant des années pour sa thèse de doctorat. Théo reste sceptique, mais la mentalité scientifique n’empêche pas le fidèle de croire au miracle. Il n’ignore pas que d’autres colonnes comportent aussi des fractures. “Les architectes croisés ont élevé ces colonnes en choisissant, pour des raisons esthétiques, de positionner les veines du marbre verticalement. C’est pourquoi, sous le poids de la façade, elles se fissurent.” Il montre une situation similaire sur les colonnes du côté droit, celles que personne ne regarde. “Voilà, tu vois ici ?”, indique-t-il. Mais la brèche de la colonne du miracle reste bien plus grande : “Depuis des siècles, les pèlerins touchent cette colonne contribuant à la creuser. C’est pourquoi la fissure est de plus en plus large ! De plus, en dessous du Saint-Sépulcre il y a une énorme citerne, donc du vide. Les petites colonnes réagissent à une pression considérable sans bases solides. Donc oui, elles peuvent craquer en se brisant verticalement.” Scientifiquement, il existe donc une explication. Selon Théo, homme du métier, c’est même assez évident. Mais d’autres chercheurs considèrent qu’un tremblement de terre en serait la cause principale. “Peut-être les deux – commente Théo – mais ce n’est pas la question.” Alors, le miracle de la colonne n’en serait pas un ? “Cela ne signifie pas que le miracle n’a pas eu lieu. Même s’il existe une explication scientifique, on peut dire que ce phénomène s’est produit au bon moment. C’est prouvé, les Turcs ont refusé l’entrée aux grecs en 1579. Cette fissure s’est ouverte juste à ce moment-là ! C’est miraculeux. C’est le moment qui compte, pas la modalité. La colonne a craqué pour plein de raisons techniques. Mais elle l’a fait ce jour-là, ce Samedi saint là, à ce moment-là. Et les grecs ont pu entrer.”

 

Avant d’entrer ou en sortant, la vénération de la colonne est un geste de communion au divin.

 

Passage obligé

500 ans plus tard nombreux sont les fidèles qui connaissent et croient au miracle de la colonne. La brèche est là à 1,20 m de hauteur. Tali et sa femme viennent de Moscou. Ils sont surpris par la question : “Pourquoi je touche la colonne ? Mais tout le monde le sait ! Ici le Feu Sacré a créé cette fissure en sortant de la colonne. Je ne me rappelle pas la date précise… mais j’y crois.” Une famille de pèlerins grecs laisse parler le plus jeune fils, comme pour vérifier qu’il se souvient : “Bien sûr que je sais ! Ici le feu est sorti le jour où le patriarche n’a pas pu entrer. Donc, le miracle du feu sacré s’est produit dehors, ici sur la place !” Donia ne parle pas un mot d’anglais. Elle vient de Roumanie et, en racontant probablement toute l’histoire en roumain, elle montre la fissure de la colonne avec insistance. Au son des cloches, elle entre en courant dans la basilique. Jeunes et vieux d’origines différentes, aux accents de l’Est, savent expliquer le miracle de la colonne… à grands traits. Un groupe d’Égyptiens approche à son tour et, un par un, ils posent pour la photo devant la célèbre colonne. “Nous sommes coptes orthodoxes et nous venons du Caire en pèlerinage. Nous prenons une photo ici parce qu’il y a la colonne du miracle ! Elle s’est cassée à cause de la lumière Sainte”, explique une vieille dame. Si on demande à Chiara, une jeune pèlerine italienne catholique, elle n’a pas l’air convaincue : “J’ai vu que beaucoup de gens adorent la colonne, mais je ne connais pas du tout l’histoire. C’est une tradition chrétienne orthodoxe, n’est ce pas ?” “Oui, une tradition de plusieurs siècles. Tu ne le sens pas ? Tu ne sens pas l’odeur de brûlé ?” demande la Grecque Cassandra. Une fille, qui porte l’uniforme de son école de Jérusalem, la regarde étonnée. Elle s’approche en imitant la femme, en cherchant à sentir l’odeur et en se demandant, peut-être, pourquoi autant d’attention pour une petite colonne cassée. Derrière son shou ada ? – “qu’est-ce que c’est ?” dans l’arabe de la Vieille ville – des siècles d’histoire, de tradition, de prières de pèlerins se cachent. ♦

1. numéro 346 du Catalogus codicum manuscriptorum graecorum bibliothecae regiae Bavaricae, vol. III

Dernière mise à jour: 06/02/2024 12:32