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Jérôme et les traditions juives

Frédéric Manns
11 septembre 2020
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Jérôme et les traditions juives
Moïse représenté avec des cornes par Chagall, du fait de la traduction de saint Jérôme. Knesset, tapisserie.© Hadas Parush/Flash90

Les subtilités de traductions de saint Jérôme montrent qu’il était un vrai trilingue, féru de latin, bon connaisseur de grec autant que d’hébreu, de l’Ancien Testament et de ses commentaires traditionnels plus récents.


À une époque où l’Église faisait des efforts pour mettre entre parenthèses son origine juive, Jérôme n’hésitait pas à s’inscrire dans une double démarche de retour aux sources, tout d’abord en choisissant la Bible hébraïque, puis en cherchant dans ses commentaires un appui exégétique dans les traditions rabbiniques. Précisons tout de suite que ses efforts ne furent pas unanimement appréciés. Le Talmud, au traité Sanhedrin 59a, affirme qu’un non-juif qui étudie la Torah est passible de mort.

On sait qu’un des problèmes de l’Église primitive fut celui de se situer face au judaïsme dont elle était issue. Jérôme, à la suite de Tertullien et d’Origène, chercha les racines de sa foi dans le judaïsme. Pour lui le chrétien est un juif authentique (Ep 78, 2). De l’idée que l’Église se fait de son identité juive découle l’identité chrétienne. Inutile de rappeler que Marcion au IIe siècle avait tenté de faire renoncer l’Église à la lecture de l’Ancien Testament.

Curieusement, alors qu’il abandonne la méthode allégorique d’Origène, Jérôme, qui préfère la lecture littérale du texte, se tourne souvent vers l’exégèse juive qui connaissait deux niveaux de lecture : le peshat (lecture littérale) et le derash (lecture spirituelle). Cependant, pour le traducteur de Bethléem, les traditions juives devaient fournir des preuves scripturaires attestant la messianité de Jésus de Nazareth.

Jérôme accentue la portée messianique de certains textes. Là où le texte hébreu annonçait le Salut et la justice, il verra l’annonce du Messie.

C’est en 386 que Jérôme entra en contact avec les maîtres juifs de Tibériade, ville où la Mishna avait été rédigée. Pour le livre des Chroniques Jérôme ne se contenta pas de traduire en latin le texte grec des Hexapla d’Origène, mais ayant observé des différences entre le grec de la Septante et l’original hébreu(1), surtout dans la transcription des noms propres, il se mit à relire attentivement le texte hébreu avec l’aide d’un juif de Tibériade. Il renoncera par la suite à traduire en latin la Septante préférant travailler à partir du texte hébreu de l’Ancien Testament.

Jérôme accentue la portée messianique de certains textes. Là où le texte hébreu annonçait le Salut et la justice, il verra l’annonce du Messie : “Cieux répandez comme une rosée la victoire, que les nuées la fassent pleuvoir. Que la terre s’entrouvre pour que mûrisse le Salut” Is 45, 8 est traduit ainsi : “Que les nuées fassent pleuvoir le Juste. Que la terre s’ouvre et fasse germer le Sauveur”. De même la prophétie d’Is 12, 3 : Vous puiserez de l’eau avec joie aux sources du salut” est rendue par : “Vous puiserez avec joie aux sources du Sauveur”.

Les juifs de Tibériade, avec lesquels Jérôme a pu partager, se réunissaient peut-être à la synagogue de Hamat-Tibériade. Une synagogue particulièrement large d’esprit puisque sa décoration qui remonte au IVe siècle n’est pas conventionnelle du tout dans le judaïsme. Le panneau au centre du parterre comporte une roue zodiacale avec des personnifications féminines des saisons.© Bukvœd

 

Traduire c’est interpréter

Jérôme qui suit parfois la version grecque de la Septante, se laisse guider quelques rares fois par Aquila. Le cas le plus célèbre est celui d’Ex 34, 29 : “Lorsque Moïse descendit de la montagne (du Sinaï) il ne savait pas que son visage rayonnait (qaran)”. Sous la plume de Jérôme ce texte devient : “Ignorabat quod cornuta (qeren) esset facies sua”. Sa traduction est à l’origine des cornes sur la face de Moïse sculptées par Michel Ange. Le texte consonantique n’était pas encore pourvu de voyelles que les massorètes n’ajouteront qu’au VIe siècle. Il était facile de lire qeren (la corne) au lieu de qaran (rayonner).

Parfois ce sont les targumim, les versions araméennes de la Bible, qui ont influencé le traducteur. Les exemples d’emprunts aux targums sont nombreux. Il nous suffira d’en citer deux. En Gn 4, 16 le texte hébreu note qu’après le meurtre d’Abel, Caïn se retira de la présence du Seigneur et séjourna au pays de Nod, à l’orient de l’Eden. Les targumim avaient rendu le terme géographique de Nod par le mot “vagabond” de la racine nwd présent en Gn 4, 14 : Caïn habita comme exilé à l’orient de l’Eden. C’est cette lecture qui sera reprise par Jérôme, en Quaestiones 7. En Dt 26, 5 la profession de foi du pèlerin qui présente les prémices énonce “Mon père était un araméen errant (‘bd)”. Jérôme sait que la tradition juive depuis l’exil avait traduit : “L’Araméen voulait tuer (ybd) mon père”. C’est cette version qu’il reprendra. Il ne suit pas le texte hébreu de façon servile. Bardy et Lagrange ont donné de nombreuses variantes de Jérôme dues au fait qu’il connaissait et utilisait les targumim.

Parfois le changement fait par Jérôme a une portée doctrinale. Le protévangile de Gn 3, 15 annonçait : “Je mettrai une hostilité entre toi et la femme, entre ton lignage et le sien. Il t’écrasera la tête et toi tu l’atteindras au talon”. Jérôme introduit un féminin comme sujet dans l’avant-dernière proposition : “Ipsa conteret caput tuum”, là où l’hébreu et le grec avaient un masculin. Le texte est ainsi appliqué à Marie dans l’Église latine. Il figure sur la façade de la basilique de Nazareth.

Parfois c’est le midrash que Jérôme cite. Deux exemples le confirment : dans Ep 49, 19 Jérôme répète une interprétation juive : “D’après l’original hébreu au deuxième jour de la création on n’ajoute pas comme au premier et au troisième le refrain ‘Et Dieu vit que cela était bon’. Le texte nous laisse entendre que le double n’est pas bon parce qu’il divise l’unité… Aquila, Symmaque et Théodotion confirment mon témoignage”. Alors que la Septante avait restitué le refrain même pour le deuxième jour, Jérôme préfère s’en tenir à la tradition juive et au commentaire rabbinique de GenR 4, 6 : le deuxième jour est celui de l’instauration de la division laquelle conduit à la confusion. Il ne mérite pas le refrain : “Et Dieu vit que cela était bon”.

Dans Ep 73, 7-8 Jérôme commente le nom de Salim de Gn 33, 18 et y voit le nom d’une ville : “Comme le rapportent les Hébreux c’est à cet endroit que la jambe boiteuse de Jacob se raffermit et qu’il fut guéri”. De fait cette tradition juive est mentionnée dans le midrash GenR 79.

 

Un Épistolaire foisonnant

Jérôme mentionne la Mishna et les rabbins Aquiba et Hillel dans Ep 121, 10. Il ne se contente pas de citer les noms des rabbins, mais reflète parfois les méthodes des haggadistes palestiniens.

Jérôme est convaincu que la veritas du Nouveau Testament doit puiser sa source dans la veritas hebraica. Les vitupérations occasionnelles contre la Synagogue s’expliquent par le fait que Jérôme risquait d’être traité de judaïsant par ses contemporains.

Une des techniques exégétique appelée atbash joue sur la permutation des lettres. La lettre aleph doit être lue tav et la lettre beth doit être lue shin. En Jr 51, 1 le texte porte leb qamai (le cœur de mes adversaires). Cette expression, par le procédé de permutation des lettres, remplace le mot Kashdym, les Chaldéens. Jérôme traduit à la lettre “qui cor suum levaverunt contra me”. Il entend saisir l’exégèse juive dans la lettre et dans l’esprit. Les maîtres hébreux sont cités souvent dans les Lettres et dans les Préfaces de ses traductions. “Les sages enseignent” est une expression qui lui est familière (Ep 121), ce qui ne l’empêche pas de parler des conceptions délirantes (deliramenta) de certains rabbins (Ep 121, 10).

Une dernière tradition juive reprise par Jérôme dans son Introduction à l’Ecclésiaste est la suivante : “Des écrivains hébreux disent que Salomon a écrit le Cantique lorsqu’il était jeune, les Proverbes dans sa maturité et l’Ecclésiaste dans un âge avancé”. Le Midrash Rabbah Ct 1, 10 connaissait déjà cette tradition. Bref Jérôme est convaincu que la veritas du Nouveau Testament doit puiser sa source dans la veritas hebraica. Les vitupérations occasionnelles contre la Synagogue s’expliquent par le fait que Jérôme risquait d’être traité de judaïsant par ses contemporains. En effet Rufin d’Aquilée affirmait que le retour à l’hébreu conduisait à remettre en question la nouveauté du christianisme.

 

Enfin saint Augustin, le défenseur de la Septante, attaquera souvent Jérôme. Un exemple illustre cette affirmation. Dans Ep 112 Jérôme chicane Augustin : “Dans le prophète Jonas, dis-tu, j’ai mal traduit un passage, et – par suite de la sédition du peuple qui réclamait violemment, à cause de la différence d’un seul mot – un évêque a failli perdre sa charge sacerdotale. Mais, quant à signaler quel est ce mot que j’aurais mal traduit, tu te dérobes ; tu m’enlèves ainsi la chance de me défendre et d’apporter par ma réponse une solution à ton allégation. À moins qu’après tant d’années, l’histoire de la citrouille ne revienne sur le tapis : les Cornelius et les Asinius Pollion de cette époque m’accusaient d’avoir traduit “lierre” au lieu de “citrouille”. À cette objection nous avons largement répondu dans le commentaire du prophète Jonas. À présent, contentons-nous de dire que, dans ce passage, traduit par les septante interprètes : citrouille, et par Aquila et tous les autres : lierre, dans le rouleau hébreu, il y a “ciceion”, que les Syriens appellent communément “ciceia”. C’est une sorte de plante grimpante qui a de larges feuilles, en manière de pampre. À peine est-il planté, qu’il se dresse comme un arbuste, sans aucun appui de chaumes ou de branches – dont les citrouilles et les lierres ont besoin – et se soutenant par son seul tronc. Si donc, m’appliquant strictement au mot à mot, j’avais voulu traduire : “ciceion” personne n’aurait compris ; si j’avais traduit “citrouille” j’aurais dit quelque chose qui n’existe pas en hébreu ; j’ai mis “lierre” pour être d’accord avec tous les autres interprètes. »

Jérôme souhaite s’écarter le moins possible de la tradition ou du moins il est conscient des problèmes posés par une version s’écartant sensiblement des versions antérieures.
Ce qui rendit Jérôme célèbre c’est sa traduction de la Bible en latin, la Vulgate. Son attachement à la veritas hebraica fut considéré comme un mérite dans l’Église catholique latine. C’est à lui que les chrétiens doivent de lire aujourd’hui dans leurs Bibles en langue moderne un texte qui reproduit le message révélé de l’ancienne alliance comme dans la nouvelle.

Le choix que fit Jérôme des textes originaux a une valeur théologique : l’Ancien Testament est parole de Dieu en lui-même et par lui-même. Il importe que le chrétien puisse lire la Parole de Dieu dans toute sa pureté et dans toute sa vérité.

 

(1) Jonas dans le texte hébreu dit “Dans quarante jours Ninive sera détruite (3, 4)” alors que la Septante dit “Dans trois jours Ninive sera détruite”. Augustin reconnaît que la parole de Jonas est celle du texte hébreu mais la Septante, de fait, venant beaucoup plus tard, a pu dire autre chose, se rapportant néanmoins au sujet. Selon ce sens spirituel, Jonas symbolise le Christ, les trois jours sont ceux de la Résurrection, les quarante jours le temps passé avec ses apôtres après la Résurrection.
Jérôme choisira le texte hébreu.

 

Dernière mise à jour: 11/03/2024 14:35

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