Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

Le Prince des traducteurs

Claire Burkel
11 septembre 2020
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Le Prince des traducteurs
Lieu présumé de la première sépulture de saint Jérôme dans les grottes de Bethléem.© Nadim Asfour/CTS

Saint Jérôme mérite-t-il ce titre qui lui fut attribué dès le Ve siècle ? Pour son époque certainement. Il a mis en œuvre tous les moyens dont il pouvait disposer, études des langues, parcours de terrain, partage des connaissances avec des spécialistes des textes et du texte…
On dirait aujourd’hui linguiste émérite, chercheur quasi archéologue et apte au travail en collégialité. Ce qui lui vaut d’être le patron des traducteurs, des bibliothécaires et libraires, mais aussi des pèlerins et des archéologues.


Jérôme n’a pas 16 ans quand il part étudier à Rome le latin, puis le grec à Antioche et Constantinople, enfin l’araméen et l’hébreu à Chalcis en Syrie (actuellement Qinnasrin au sud d’Alep) s’attachant de nombreux professeurs. Il se vantait d’être le seul trilingue de tout l’Empire ! C’est ce don des langues qui le fait remarquer du pape Damase – 305-384 – qui va lui confier la tâche de traduire la Bible en latin afin d’offrir à toute la catholicité une version unifiée, intelligible et digne de foi.

En son temps les lectures liturgiques dépendent en effet de traductions diverses, pas toujours accordées selon les aires d’influence africaine, version adoptée par Tertullien, occidentale ou même italienne que préférait saint Ambroise, grecque et syriaque dans l’autre partie du “monde connu”. La langue latine prend de plus en plus d’importance, se diffuse dans tout le bassin méditerranéen et supplante en maints endroits l’hellène ; il est donc nécessaire de reprendre la Septante, corpus de l’Ancien Testament en grec, et le Nouveau Testament rédigé entièrement en grec.

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L’originalité fondamentale de Jérôme sera de tout réviser sur la base des deux langues, le grec qui n’est déjà plus celui des classiques mais un grec courant et de surcroît mâtiné de sémitismes, et l’hébreu qu’il possédera de mieux en mieux à partir de son installation à Bethléem en 384.

Un élément de son caractère va décider de cette seconde partie de sa vie ; peut-être n’aurait-il pas fait “naître le livre de la Parole là où le Verbe était né” s’il ne s’était brouillé avec tout le clergé romain à qui il reprochait ses mœurs dissolues et ses richesses, lui qui prônait un grand ascétisme, la virginité et le célibat consacré comme supérieurs au mariage.

La mort de Damase en 384 le prive de son protecteur et c’est en Terre Sainte qu’il va exercer ses talents. Partent avec lui de saintes femmes, Marcella, Paula avec sa fille Eustochium, avec lesquelles il va fonder à Bethléem un double monastère de femmes et d’hommes dont il assurera avec zèle la direction spirituelle.

 

LIRE LA BIBLE AVANT JÉRÔME

Les deux versions majeures de la Bible avant la Vulgate

La Vetus latina du IIIe siècle harmonise plusieurs versions des IIe et IIIe siècles et constitue la première édition latine du Nouveau Testament.

La Peshitta de la fin du IVe siècle est une révision de la Vetus syra, toutes deux en araméen et syriaque et en écriture chaldéenne, cette dernière corrigeant le Diatessaron de Tatien, tenu pour non-canonique par l’Église, dans sa tentative de réduire les quatre évangiles en un seul.

Ayant été déclarée “authentique et digne de foi” par le concile de Trente en 1546, la Vulgate demeura la seule version en usage liturgique dans l’Église catholique jusqu’au concile Vatican II. Après elle des révisions ont vu le jour, notamment une Néovulgate en 1979, dont on ne peut dire que les choix lexicaux et interprétatifs soient meilleurs.

 

Observer et écrire

Dans le pays il voyage beaucoup, du sud au nord du pays, s’imprègne des paysages, note les correspondances avec le texte biblique. Il rencontre les autochtones chrétiens et juifs, parfait sa connaissance des langues, des coutumes locales et des interprétations rabbiniques en ce qui concerne l’Ancien Testament. Il prend soin aussi de ses fondations et entretient une énorme correspondance ; on connaît de lui des centaines de lettres.

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L’une d’elle datée de 404, année de la mort de Paula, relate le pèlerinage que fit celle-ci un an après leur arrivée : “Elle admira les ruines de Dor, ville autrefois très puissante, puis la tour de Straton, appelée Césarée par Hérode le roi de Judée, en l’honneur de César Auguste ; elle y vit la maison de Corneille – une église du Christ – la petite maison de Philippe et la chambre des quatre vierges prophétesses (épisode de Ac 21, 8-9)… Laissant sur sa gauche le mausolée d’Hélène reine d’Adiabène, elle entra dans la ville aux trois noms Jébus, Salem, Jérusalem, qui par la suite fut relevée par Aelius Hadrien des ruines et des cendres de la cité sous le nom d’Aelia Capitolina… Entrée dans le tombeau de la Résurrection, elle baisait la pierre que l’ange avait ôtée de la porte du tombeau et l’emplacement où le Seigneur avait reposé… Elle entra dans l’église érigée autour du puits de Jacob sur un côté du mont Garizim, puits sur lequel le Seigneur assis, ayant soif et faim, fut rassasié par la foi de la Samaritaine. Celle-ci, ayant abandonné les cinq maris des livres de Moïse et le sixième qu’elle se vantait d’avoir, trouva le vrai messie et le vrai sauveur… Paula vit le tombeau des douze patriarches et Sébaste-Samarie qui en l’honneur d’Auguste fut appelée par Hérode Augusta en grec. Là se trouvaient les prophètes Élisée, Abdias et celui dont “il n’y eut pas de plus grand parmi les enfants des hommes” – Mt 11, 11- Jean le Baptiste… À vive allure elle parcourut Nazareth, nourricière du Seigneur, Cana et Capharnaüm, le lac de Tibériade sanctifié par le Seigneur qui y avait navigué.”

 

Puissance et finesse

L’interprétation des lieux saints est conforme à ce qu’on en pensait à l’époque, très proche du texte sans recul archéologique. La Palestine avait fixé tous les lieux de miracles et paroles des hommes de la Bible, d’Abraham à Jésus, afin qu’une vénération appropriée et fructueuse puisse s’y tenir.

Nonobstant ce que nous pouvons aujourd’hui lire sur le terrain, les sites offraient déjà une vérité profonde, l’histoire du peuple de Dieu s’est réellement déroulée dans une région précise, choisie, dont les caractéristiques géographiques ont une grande importance. On ne vit pas les mêmes situations dans un pays rocheux, sec et assoiffé que dans une plaine gorgée d’eau, pour ne prendre que cet exemple.

Il ne suffit donc pas seulement de donner la lettre, mais surtout le sens. Ce sera le fil de trame de son travail de traducteur.

Épistolier, traducteur, Jérôme rédige aussi de nombreux commentaires sur les livres bibliques ; presque tous se trouvent ainsi étudiés et enrichis, non seulement d’une traduction élégante en latin, mais de relectures et explications théologiques. Ainsi dans son prologue au Commentaire du prophète Isaïe : “Si, selon l’apôtre Paul, le Christ est puissance de Dieu et sagesse de Dieu, et si celui qui méconnaît les Écritures méconnaît la puissance de Dieu et sa sagesse, ignorer les Écritures, c’est ignorer le Christ”. Il ne suffit donc pas seulement de donner la lettre, mais surtout le sens. Ce sera le fil de trame de son travail de traducteur.

Féru de lettres antiques, admirateur de Cicéron et de son style, il prend en compte le contexte, les habitudes langagières ainsi que les traditions rabbiniques déjà en usage qui lui permettent de saisir ce que la Septante et le texte hébreu ont transmis de la Parole de Dieu. “Ne soyons pas choqués dans les Écritures saintes par la simplicité et presque la vulgarité du langage. Soit par la faute des traducteurs, soit même à dessein, elles se présentent de telle sorte qu’elles puissent aisément instruire un auditoire populaire, mais de façon que, dans une seule et même phrase, le savant et l’ignorant découvrent des sens différents”. Il réfléchira donc à une traduction non au mot à mot rendant toujours le même vocable grec ou hébreu par le même vocable latin, mais plus subtilement en adaptant les termes au contexte, au sens profond, faisant aussi œuvre de théologien.

Ainsi sa connaissance des régions palestiniennes, des idiomes parlés à son époque encore proche de la rédaction des livres, enrichira une traduction nouvelle, qui se révélera plus fluide que ne l’était la Vieille latine.


Le traducteur de Bethléem
Auteur : Christophe RICO
Éditeur : Le Cerf – Collection Lectio Divina – N° 270 – 176 p.

Comment évaluer aujourd’hui la Vulgate, la version latine de la Bible que saint Jérôme traduisit, dans un monastère à Bethléem, à partir des originaux grecs, hébraïques et araméens ?

En se dégageant de tout parti pris idéologique, Christophe Rico soumet le génie interprétatif de Jérôme à une expertise aussi brillante que détaillée. À partir des techniques anciennes de traduction, et tout en maîtrisant parfaitement la rhétorique et la linguistique contemporaine, l’auteur compare l’œuvre du Père latin aux autres versions de la Bible, anciennes et modernes, pour en apprécier ce qui fait encore son inégalable qualité.

Un maître-ouvrage, rendant à la Vulgate son pouvoir de fascination et son rôle de référence traditionnel d’outil herméneutique indispensable.

Christophe Rico, agrégé de grammaire, docteur en linguistique grecque et habilité à diriger des recherches, enseigne à l’Institut Polis ainsi qu’à l’École biblique et archéologique française de Jérusalem. Il a publié de nombreux articles et ouvrages savants et des manuels pédagogiques dont Parler le grec ancien comme une langue vivante.

Dernière mise à jour: 11/03/2024 14:09

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