« Deux poids deux mesures » : l’amertume des Palestiniens face aux sanctions contre la Russie
Invasion, occupation, déplacement de population… Les Palestiniens se sont vite identifiés à l’imagerie du conflit qui oppose la Russie à l’Ukraine depuis le 24 février. « Je n’arrive pas à suivre la situation en Ukraine, c’est trop similaire, trop dérangeant, trop traumatisant, a tweeté Omar Ghraieb, un journaliste Palestinien basé à Gaza, au premier jour de la guerre. Nous avons vécu les mêmes scènes : des explosions, des gens qui fuient, des enfants qui pleurent. Je n’y arrive tout simplement pas. »
Des points communs, il y en a. « La façon dont Poutine élabore la violence de l’État russe en Ukraine est semblable à la rhétorique utilisée par Israël depuis des décennies dans ses guerres contre les Palestiniens », estime Meron Rapoport, journaliste israélien dans un article pour le magazine +972. Parmi les mécanismes qu’il liste tout au long de son texte on peut retenir : s’attribuer le rôle de victime, la justification historique de l’invasion autour d’une négation de l’Etat lui préexistant, l’utilisation de mots effaçant la notion de guerre (on préfèrera le mot « opération »).
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Officiellement, ni l’Autorité Palestinienne de Mahmoud Abbas, ni le Hamas, qui règne sur Gaza, n’ont pris partie dans le conflit, se contentant de déplorer les pertes civiles. Une neutralité qui s’explique par des liens russo-palestiniens qui remontent à l’époque où l’ex-URSS soutenait l’OLP, mais aussi parce que le monde arabe ne perçoit pas la Russie comme une menace. « Les Arabes voient ce qui se passe en Ukraine comme un conflit entre puissances, et non comme une menace régionale. Plus largement, les Arabes n’ont pas envie de se retrouver liés à un conflit global qui leur échappe, comme les Israéliens d’ailleurs. Il y a une volonté de ne pas se fâcher avec les Russes, mais on observe attentivement avec qui les Russes agissent, qui ils appuient », estime Olivier Roy, philosophe et politologue spécialiste de l’islam et de l’Afghanistan dans une interview à Orient XXI.
Géométrie variable
Dans la société civile Palestinienne en revanche, ces parallèles font ressurgir des traumatismes et poussent à la comparaison, avec un constat amer : les Occidentaux n’ont pas réagi ni de la même façon, ni à la même vitesse, dans les deux conflits. « Du jour au lendemain, le droit international a semblé avoir de nouveau de l’importance. L’idée qu’un territoire ne peut pas être pris par la force est soudainement devenue une norme internationale à défendre », déplore Youssef Munayyer, universitaire palestino-américain et chercheur à l’Arab Center de Washington DC, dans une tribune sur le site The Nation.
Il dénonce une politique de « deux poids deux mesures », listant les sévères sanctions économiques adoptées en l’espace de cinq jours par la communauté internationale à l’encontre de la Russie : boycotts, désinvestissements… « Autant d’actions jamais appliquées en Israël alors que l’occupation est une réalité depuis 73 ans », fustige le chercheur.
De fait, les résolutions de l’ONU restent sans effets depuis des années. « Si la commission Européenne peut interdire l’importation de biens issus des territoires Ukrainiens occupés par la Russie, pourquoi ne le fait-elle pas pour tous les territoires occupés ? », s’interroge Inès Abdel-Razek, directrice du plaidoyer à l’Institut palestinien de la diplomatie publique (PIPD), en référence à Israël. Elle pointe les double standards de la communauté internationale : « La défense des valeurs universelles se fait à géométrie variable et selon la proximité du peuple attaqué. »
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Dans les médias, il existe un phénomène bien connu : le « mort kilométrique », ou le fait d’accorder de l’importance aux victimes d’un drame en fonction de la distance qui les sépare du téléspectateur, auditeur ou lecteur. Le conflit russo-ukrainien n’y a pas échappé. En témoignent ces commentaires de journalistes, largement critiqués sur les réseaux sociaux : “Nous ne parlons pas ici de Syriens qui fuient les bombardements du régime syrien soutenu par Poutine, nous parlons d’Européens qui partent dans des voitures qui ressemblent aux nôtres pour sauver leur vie” (Philippe Corbé sur BFM TV).
« Leurs voitures ressemblent à nos voitures » : sur les plateaux, Christophe Barbier, Olivier Truchot, Ulysse Gosset ou Philippe Corbé expliquent pourquoi les réfugiés ukrainiens les touchent plus que les Syriens ou les Afghans. Notre enquête : https://t.co/D9RmDfJo0d pic.twitter.com/JdMScvSd7c
— Arrêt sur Images (@arretsurimages) March 7, 2022
Ou encore : « Ce qui est fascinant, c’est que, juste en regardant la façon dont ils sont habillés, on voit que ce sont des gens prospères… Je déteste utiliser cette expression, mais des gens de la « classe moyenne ». Ce ne sont pas manifestement des réfugiés qui cherchent à s’éloigner d’un Moyen-Orient toujours en état de guerre. Ce ne sont pas des gens qui cherchent à fuir des régions d’Afrique du Nord. Ils ressemblent à n’importe quelle famille européenne dont vous seriez le voisin. » (Peter Dobbi, présentateur du journal anglophone d’Al Jazeera).
Anti-américanisme
L’Association des journalistes arabes et du Moyen-Orient (AMEJA) a condamné un racisme et un orientalisme déplacé : « Non seulement ce type de couverture médiatique peut décontextualiser les conflits, mais elle contribue à l’invisibilisation de populations qui continuent de subir des occupations et des agressions violentes », a écrit l’organisme dans un communiqué. Les vidéos de ces journalistes ont largement circulé parmi la jeunesse palestinienne qui s’est sentie reléguée au second plan. Beaucoup ont aussi dénoncé une forme de romantisation de ces civils Ukrainiens se défendant avec des coktails molotov face aux Russes. « Un Palestinien avec un coktail molotov sera toujours présenté comme un terroriste, souligne Inès Abdel-Razek. La définition de ce qui est bien et ce qui est mal a été politisée par l’Occident. »
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Résultat, une certaine défiance à l’encontre du monde occidental incarné par les Etats-Unis, qui prend corps dans un anti-américanisme basique : « Les Palestiniens ont une image assez clémente de Vladimir Poutine, qu’ils voient comme quelqu’un qui sait tenir tête à l’hégémonie américaine », analyse la directrice du plaidoyer du PIPD. Sur Twitter, certains Palestiniens comme Fayez Abu Shemala, chroniqueur pour le quotidien du Hamas, Falastin, vont même jusqu’à espérer une victoire du président Russe : « S’il vous plaît Dieu, que Poutine voie une victoire décisive qui l’encourage à envahir davantage de pays européens », a-t-il tweeté le 7 mars 2022.
« Aujourd’hui les Palestiniens sont frustrés parce qu’ils constatent que quand l’Occident veut, il peut agir. Or il n’a actuellement aucun intérêt à le faire dans le conflit israélo-palestinien », résume Inès Abdel-Razek. Cela crée-t-il un précédent pour le conflit israélo-palestinien ? Alaa Tartir, conseiller de programme pour Al-Shabaka, un réseau politique palestinien, veut y croire : « À l’avenir, il ne sera plus acceptable que les décideurs politiques européens me répondent : « C’est différent », quand je leur demanderai de traiter la Palestine comme l’Ukraine. »