
L’actualité de la guerre a ravivé des tensions, rendant urgente la distinction entre le plan théologique et le plan politique. Au cœur du débat demeure la nécessité de comprendre l’identité juive, non seulement comme une réalité culturelle ou nationale, mais comme une question théologique qui interpelle l’Église dans sa propre conscience. Entretien avec l’archevêque Flavio Pace.
Mgr Pace, comment évaluez-vous l’état du dialogue judéo-chrétien, soixante ans après Nostra Ætate ? Est-il encore fécond ?
C’est certainement un temps de labeur. Mais un labeur n’est pas la fin d’un processus : c’est un temps de génération. Oui, il y a des tensions réelles, des fatigues, parfois des froideurs. Pourtant, ce chemin ouvert par Vatican II ne s’est jamais interrompu. Je dirais même que, dans cette phase difficile, apparaît avec plus de force l’urgence de continuer à marcher ensemble. Soixante ans ne sont pas seulement un anniversaire : c’est l’occasion de relire Nostra Ætate non pas comme une parole reléguée au passé, mais comme une semence encore capable de germer aujourd’hui.
Vous avez rappelé Vatican II comme une référence incontournable…
En effet. Nostra Ætate n’est pas un texte isolé. Elle s’inscrit dans le sillage de documents fondamentaux comme Dei Verbum – promulgué quelques semaines plus tard – qui a profondément renouvelé notre compréhension de la Révélation : Dieu parle aux hommes “comme à des amis”. Si telle est la qualité de la vérité chrétienne – personnelle, relationnelle – alors nous ne pouvons pas oublier que les fils d’Abraham restent amis de Dieu. Les dons de Dieu sont irrévocables, comme l’écrit saint Paul dans l’épître aux Romains, et comme l’a rappelé la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme à l’occasion du cinquantième anniversaire de Nostra Ætate.
De nombreux observateurs ont noté un refroidissement des relations, notamment après le 7 octobre 2023. Que s’est-il passé ?
Soyons honnêtes. Après le 7-Octobre, beaucoup de voix juives ont exprimé déception, douleur, parfois même une impression de distance de la part de l’Église. Chaque parole est alors pesée, parfois mal interprétée. Mais ce n’est pas la première fois que le dialogue traverse des phases complexes. Cela survient lorsque l’on confond le niveau religieux avec le niveau politique. Nostra Ætate n’est pas un document de géopolitique. Il parle de notre relation théologique avec le peuple de l’Alliance, non des dynamiques entre États.
Et pourtant, le conflit israélo-palestinien s’invite sans cesse dans le discours…
C’est vrai, et c’est inévitable. Mais il faut distinguer les plans. D’un côté, la position du Saint-Siège en matière de droit international relève de la diplomatie. De l’autre, le lien spirituel entre christianisme et judaïsme reste intangible. Ce lien ne peut être effacé par aucun événement politique, aussi dramatique soit-il. Pour l’Église, le peuple juif demeure le peuple de l’Alliance. Et les dons de Dieu, dit saint Paul, sont irrévocables.
Comment dépasser ce climat de défiance ?
Par l’écoute. Il faut reconnaître que, pour le judaïsme, le rapport entre peuple, terre et Promesse a une valeur profonde, souvent difficile à saisir pour nous, chrétiens occidentaux. Il faut suspendre le jugement, poser des questions, et le faire dans de vrais espaces relationnels : pas dans les talk-shows, mais dans des rencontres authentiques. Seules des relations humaines profondes créent les conditions d’un dialogue spirituel capable de dépasser les barrières politiques et idéologiques.
N’y a-t-il pas un risque de “politisation” du dialogue ?
Dès le départ Nostra Ætate a choisi la voie religieuse. Mais la tension entre religieux et politique a toujours existé. Après le 7-Octobre, par exemple, des voix juives se sont senties blessées par certaines expressions ou par de prétendues absences de prise de position catholique. Pourtant, il faut rappeler la distinction des niveaux : la Commission pour les relations religieuses avec le judaïsme s’occupe de théologie, la secrétairerie d’État des affaires politiques et diplomatiques. Quand le pape parle à l’Angelus ou lance des appels à la paix, il le fait comme guide des catholiques et leader spirituel universel. À la condamnation ferme de toute forme d’antisémitisme s’ajoute l’appel constant au respect de la dignité inviolable de chaque être humain.
Concrètement, comment maintenir vivante la conscience des liens avec le judaïsme dans les communautés chrétiennes ?
Voilà le point décisif : la réception. Nostra Ætate a été un texte fondateur, mais il risque de rester l’affaire de quelques-uns s’il n’entre pas dans la vie des communautés. Formation des prêtres, enseignement religieux à l’école, prédication, homélies : tout cela peut et doit refléter un lien vivant avec les racines juives de la foi chrétienne. Ce n’est pas de l’archéologie religieuse, mais de l’identité. Un chrétien qui ignore le judaïsme risque de vivre une foi étêtée.
Quelles sont aujourd’hui les expériences significatives de ce dialogue ?
Elles existent, et même en grand nombre, quoique peu connues. Je pense à l’International Council of Christians and Jews, qui s’est réuni cette année à Varsovie, rassemblant des expériences du monde entier : France, Allemagne, Irlande, Suède, Israël, États-Unis, Chili, Pérou… Ces rencontres reposent moins sur les congrès que sur des amitiés locales, des groupes d’étude et de prière. Voilà le tissu vivant du dialogue.
Vous avez parlé de “travail” – les douleurs de l’enfantement. Y a-t-il confiance dans l’avenir du dialogue ?
Oui, je le crois. Même dans ces mois difficiles, je le perçois. Je le vois dans les visages de ceux qui, malgré la fatigue, ne renoncent pas à se rencontrer. Récemment, une chercheuse juive m’a confié : “Je ne suis pas croyante, mais je cherche Dieu chaque fois que je lis la Torah.” Cela m’a profondément marqué. Je lui ai répondu en citant Mgr Bruno Forte : “Le croyant est un athée qui chaque jour recommence à croire.” Il ne s’agit pas de savoir qui a raison, mais de reconnaître que la recherche de Dieu est un chemin partagé, fragile, mais vrai.
Beaucoup de juifs disent aujourd’hui se sentir en danger en Europe. Que peut faire l’Église ?
Nous ne pouvons pas nous taire. L’antisémitisme est un poison qui revient. Incendies, agressions, paroles de haine… Nous ne pouvons pas fermer les yeux. Le patriarche Pizzaballa, comme le pape Léon, l’ont clairement condamné. Il faut le dire haut et fort, comme Église entière, et aussi localement. On ne peut pas se contenter de dire : “Cela ne nous concerne pas.” Il faut prendre parti, publiquement, pastoralement, culturellement. Et veiller à ce que nos liturgies et nos discours ne laissent place à aucune ambiguïté.
Que pouvons-nous retenir des pontificats de Jean Paul II et de François ?
Jean Paul II a posé des gestes prophétiques : visite à la synagogue de Rome, voyage à Auschwitz, pèlerinage jubilaire en Terre Sainte, prière de pardon au Mur occidental… Sa vie entière a témoigné de l’amitié avec le peuple juif. François a marqué dès le début son pontificat en parlant du peuple juif comme “ami de Dieu” et en appelant à un “dialogue de l’amitié”. Mais le dialogue s’est compliqué vers la fin, notamment après le 7-Octobre, à cause de ses prises de position contre la guerre à Gaza et les souffrances civiles. Malgré des tensions, des représentants juifs étaient présents à ses funérailles : l’un d’eux a récité en hébreu le Psaume 23 devant son cercueil – un signe fort.
Et le pape Léon ? Il est très attendu, aussi dans le monde juif.
C’est un signe d’espérance. La lettre qu’il a envoyée juste après son élection, non seulement au grand rabbin de Rome mais aussi à des responsables juifs internationaux, a été accueillie avec enthousiasme. Ses mots simples mais clairs, affirmant la volonté d’assumer l’héritage de Nostra Ætate, ont touché beaucoup. À la messe d’inauguration de son pontificat, de nombreuses délégations juives étaient présentes. Et lorsqu’il est retourné pour la première fois à la chapelle Sixtine, le 2 juin, il a rappelé le cardinal Iuliu Hossu, qui avait sauvé des juifs pendant la guerre et appelé à en faire autant dans une lettre pastorale d’une grande force. Cet événement, organisé conjointement par la communauté juive de Roumanie et l’Église gréco-catholique roumaine, fut, lui aussi, un signe fort.
Que répondriez-vous à ceux qui pensent que le dialogue avec le judaïsme est un luxe ou une affaire de spécialistes ?
Je leur dirais que, sans le peuple juif, nous ne pouvons pas vraiment comprendre Jésus. Ce n’est pas une question de sympathie ou d’ouverture culturelle. C’est une question d’identité chrétienne. Le christianisme n’est pas né d’une idée, mais d’une histoire. Cette histoire s’enracine dans l’Alliance, les patriarches, les prophètes, la foi d’Israël. Qui oublie ses racines se perd. Qui les retrouve, refleurit. t

