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L’affaire des expulsions de Sheikh Jarrah expliquée

Nir Hasson, Haaretz
10 août 2021
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L’affaire des expulsions de Sheikh Jarrah expliquée
Les ballons que ce soldat veut décrocher sont aux couleurs du drapeau palestinien. Elles n’ont pas le droit de libre circulation.

L’affaire est politique, judiciaire et touche très sensiblement les deux populations juive et arabe de la Vieille ville de Jérusalem.
Quand le droit n’est pas le même pour chacune des communautés, des cohabitants deviennent adversaires.


ÀJérusalem-Est, les manifestations palestiniennes et les affrontements avec la police israélienne sont l’aboutissement de décennies de tensions et de batailles judiciaires sur le sort de Sheikh Jarrah, un petit quartier arabe situé au nord de la Vieille ville, dont les habitants sont menacés d’expulsion par un groupe de colons juifs.

Pour en comprendre les enjeux, il faut remonter le cours de l’Histoire. En 1876, à l’époque ottomane [et avant l’avènement du mouvement sioniste en 1897], les conseils religieux juifs séfarades et ashkénazes de Jérusalem achetèrent un lopin de terre à Sheikh Jarrah, près du tombeau où repose [selon la tradition juive] Shimon Hatzadik [Simon II le Juste], un grand prêtre juif de l’Antiquité. Un petit quartier juif y fut fondé.

Lire aussi >> Sheikh Jarrah : les Palestiniens refusent le deal israélien

Lorsqu’éclata la guerre de 1948, des dizaines de milliers de civils durent fuir leurs foyers et, à la fin de la guerre d’indépendance, une ligne d’armistice israélo-jordanienne coupa la ville en deux. L’écrasante majorité des déplacés étaient des arabes [25 000 âmes] qui avaient dû abandonner leurs propriétés et leurs biens désormais situés à l’ouest de la ligne verte [partie israélienne], tandis qu’une petite minorité de juifs [1 700 âmes] laissèrent derrière eux des propriétés situées à l’est de la ligne d’armistice [partie jordanienne], essentiellement dans le quartier juif historique de la Vieille ville.

Après la guerre de 1948, une loi fut votée par le Parlement israélien pour permettre aux réfugiés juifs de percevoir une indemnisation à hauteur de la valeur des biens qu’ils avaient dû abandonner à Jérusalem-Est. Parallèlement, en 1956, la Jordanie et l’Organisation des Nations-Unies firent bâtir 28 maisons dans le quartier de Sheikh Jarrah pour y loger des familles de réfugiés palestiniens.

Loi asymétrique

En juin 1967 [guerre des Six-Jours], Israël conquit et annexa la Vieille ville et la partie orientale de la nouvelle ville. Depuis la réunification, la loi israélienne stipule que les juifs sont en droit de réclamer et de récupérer des biens abandonnés à Jérusalem-Est entre 1948 et 1967. La même loi précise explicitement que l’inverse n’est pas possible pour les arabes ayant dû abandonner leurs biens à Jérusalem-Ouest, ces derniers ayant été saisis et nationalisés par Israël.

À Sheikh Jarrah, malgré la conquête israélienne de Jérusalem-Est, les choses sont longtemps restées en l’état, jusqu’à ce que des colons d’extrême droite n’y jettent leur dévolu au début des années 2000.

À cette époque, après avoir un temps revendiqué leurs droits de propriété (et celui des familles d’ayant-droit israéliens), les conseils religieux séfarades et ashkénazes de Jérusalem les ont cédés à une société immobilière israélienne, Nahalat Shimon [“Héritage de Simon”], succursale de Nahalat Shimon International, une société américaine enregistrée dans l’État du Delaware. Cet État étant connu pour sa législation contraire à toute règle de transparence, il est impossible de connaître l’identité des actionnaires de la maison-mère.

Certes, la loi israélienne exclut toute réciprocité pour les propriétaires arabes, mais le cas de Sheikh Jarrah pourrait remettre à l’ordre du jour les anciennes revendications palestiniennes de propriété sur des quartiers entiers de Jérusalem-Ouest, voire déboucher sur des actions devant la Cour Pénale Internationale (CPI).

Depuis 2003, Nahalat Shimon est engagée dans une bataille judiciaire dont l’objectif est non seulement d’évincer les descendants des réfugiés palestiniens de leurs maisons de Sheikh Jarrah, mais aussi de concrétiser un projet de démolition de tout le quartier et de construction de 200 logements destinés à des familles juives.

300 habitants menacés d’expropriation

Jusqu’à présent, la société était parvenue à obtenir l’expulsion de quatre familles arabes. Mais aujourd’hui ce sont treize immeubles (et leurs 300 habitants) qui risquent de voir leur expropriation au profit de colons juifs autorisée par la Cour suprême d’Israël [vu le climat politique, cette dernière a suspendu son audience du 10 mai].

C’est cette menace imminente qui explique la mobilisation récente des Palestiniens tant à Jérusalem-Est que dans les Territoires et à l’étranger. En effet, en arguant des droits de propriété de personnes physiques et morales juives d’Israël sur des biens occupés depuis sept décennies par des Palestiniens à Jérusalem-Est, la justice a ouvert une boîte de Pandore : selon les estimations les plus prudentes, avant la guerre de 1948, 30 % des biens immobiliers de Jérusalem-Ouest appartenaient à des arabes.

Certes, la loi israélienne exclut toute réciprocité pour les propriétaires arabes, mais le cas de Sheikh Jarrah pourrait remettre à l’ordre du jour les anciennes revendications palestiniennes de propriété sur des quartiers entiers de Jérusalem-Ouest, voire déboucher sur des actions devant la Cour Pénale Internationale (CPI).

Nota Bene : Avec l’aimable autorisation de la rédaction de Haaretz et de l’auteur.

Dernière mise à jour: 10/04/2024 10:38

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