Etat palestinien : mauvais présage disent les cartes
Tous les jours dans les Territoires palestiniens, la colonisation progresse. Les cartes sont l’outil scientifique le plus factuel pour le constater et le dénoncer. C’est pour cela que le géographe palestinien Khalil Tafakji s’évertue depuis 1983 à dresser celles de son territoire. Il raconte son combat dans “31°Nord 35°Est”, un livre autobiographique édifiant sur l’échec annoncé d’une solution à deux États.
Printemps 2021. Le gouvernement israélien annonce la construction de 540 logements à Har Homa, une colonie juive contiguë à Jérusalem-Est. La nouvelle aurait pu passer inaperçue si elle n’était pas si lourde de conséquences. Ces logements, illégaux selon le droit international, isoleront Jérusalem-Est des autres villes de Cisjordanie, réduisant de facto les possibilités d’une solution à deux États avec Jérusalem comme capitale palestinienne.
Ce mouvement inéluctable grignote les Territoires palestiniens kilomètre après kilomètre depuis la création de l’État d’Israël en 1948. Le géographe Khalil Tafakji, l’a consciencieusement répertorié depuis 1983 dans ses cartes. Les premières à tracer sur le papier les frontières d’un potentiel État palestinien. Et aujourd’hui ce qu’il en reste.
Printemps 1995. Khalil Tafakji est en route pour les bureaux de Yasser Arafat, le chef de l’OLP, à Jéricho. Les nouvelles qu’il lui apporte ne sont pas bonnes. Cela fait huit ans que cet enfant de Jérusalem sillonne la Palestine historique sous la houlette de la Société d’études arabes, fondée par le leader nationaliste palestinien Fayçal Al-Husseini, afin d’en dessiner les contours remodelés par la Ligne verte de 1967.
“Vous n’avez rien”
Ce n’est ni un hasard, ni une négligence s’il n’existait aucune carte récente de la Palestine à cette époque. Les Palestiniens avaient la stricte interdiction de dresser, de posséder ou de se déplacer avec une carte. “Une fois tracées, elles sont un formidable révélateur des atouts et des faiblesses d’une nation”, expose Khalil Tafakji qui a compris, lors de sa formation en géographie, que les cartes étaient de véritables armes. Et qu’il en faudrait pour peser dans les négociations de l’indépendance de la Palestine. Dès le début de son travail cependant, le géographe lit dans ses cartes comme dans une boule de cristal : “Nous perdions du terrain, au sens littéral du terme. […] Israël ne souhaitait pas la création d’un État palestinien”, relate-t-il dans son livre.
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À Jéricho, face à Yasser Arafat, il se fait donc lanceur d’alerte : “Je ne sais pas si quelqu’un vous a promis que vous auriez un État, mais je parle à partir des cartes et, si l’on regarde les cartes, il n’y a pas d’État palestinien… Vous n’avez rien.” C’est un leader aveuglé qui lui répond : “Non, j’ai un État !”
Ce que les cartes montrent, c’est une Palestine composée d’un archipel de 169 îlots, désolidarisés les uns des autres par des secteurs d’autonomies différentes (zones A, B et C), des routes, des avant-postes et des colonies sous contrôle israélien. Une Palestine en “peau de léopard”, morcelée par des zones démilitarisées et des “réserves naturelles”. Autant d’espaces inaccessibles aux Palestiniens, qui naissent au gré des besoins israéliens et grâce à d’habiles législateurs capables de jongler avec des textes parfois exhumés du droit ottoman ou mandataire pour orchestrer l’accaparement des terres.
Infatigable arpenteur de la Cisjordanie, Khalil Tafakji est l’un des premiers à avoir saisi l’ampleur de la politique rampante mais méthodique de la colonisation. Tout l’objet de la démonstration du cartographe, qui se présente comme un “technicien”, est d’exposer de manière factuelle et en toute honnêteté intellectuelle, les procédés utilisés par l’État juif pour faire passer la Cisjordanie sous contrôle israélien.
CHIFFRES-CLÉS
Terres, murs et colonies
La Cisjordanie compte aujourd’hui 132 colonies et 116 avant-postes.
Les terres domaniales, les seules sur lesquelles Israël peut construire des colonies sont passées de 13 % en 1967 à 40 % aujourd’hui.
Le Mur de séparation doit s’étendre sur 712 km de long.
Une fois achevé, 975 km2 de terres se retrouveront entre la Ligne verte et le Mur, soit 16,6 % de la Cisjordanie.
Le labyrinthe des routes cisjordaniennes
Exemple le plus frappant : la construction d’un réseau routier “au seul bénéfice de l’infrastructure coloniale”. Franchir les checkpoints, répondre aux interrogatoires, contourner les colonies… Qui voyage dans le labyrinthe des routes cisjordaniennes doit s’armer de patience. Surtout quand on n’a pas la bonne plaque d’immatriculation. Un processus bien calculé par les Israéliens, à l’initiative de ses routes pour attirer des volontaires vers les colonies, et qui en gardent donc le contrôle. “Ces voies devaient permettre aux Israéliens de circuler d’Israël en Cisjordanie sans traverser un seul village arabe ni même s’apercevoir qu’ils avaient franchi la frontière”, raconte Khalil Tafakji.
Les routes de contournement ont un impact insidieux et considérable sur la mobilité des Palestiniens qui doivent redoubler de patience pour traverser une Cisjordanie devenue un labyrinthe. Les Israéliens ayant la mainmise sur les routes, ils ont le pouvoir de les bloquer. À n’importe quel moment et pour n’importe quelle raison. “Il suffit de deux à trois voitures et de quelques blocs de béton pour boucler toute la Cisjordanie, sans que les Israéliens qui y vivent n’en soient à aucun moment affectés, constate amèrement le cartographe. Ces routes représentent en fait les barreaux d’une immense prison.”
L’étude du tracé précis de ces routes amène Khalil Tafakji à un autre constat. Tout comme le Mur de séparation qui stoppe l’étalement de la Cisjordanie vers l’ouest depuis 2002, elles ont pour objectif “d’empêcher toute expansion des agglomérations palestiniennes”. Le développement de Ramallah est ainsi freiné par les routes qui la ceinturent à l’est et au nord. Si elle veut s’étendre, la ville devra construire en hauteur… Même chose à Naplouse, à Jéricho, à Hébron.
Selon les Israéliens, les routes de contournement empêcheraient les frictions entre arabes et colons. “Elles empêchent surtout les deux populations de se croiser. Elles organisent
la séparation”, appuie le géographe qui illustre avec un exemple qui a fait couler beaucoup d’encre en 2019 : l’inauguration de la route 4370, au nord de Jérusalem. C’est la première qui sépare automobilistes palestiniens et israéliens par un mur de béton de 6 à 8 m de hauteur surmonté de tôles. Longue de seulement 5 km, elle permet aux habitants des 42 colonies voisines d’accéder rapidement à Jérusalem. Khalil Tafakji conclue, sec : “Nous l’appelons la route de l’apartheid.”
Le cas de Jérusalem
Jérusalem, automne 2018. Les infos matinales grésillent à travers le poste de radio. Khalil Tafakji fronce les sourcils.
Le présentateur vient d’annoncer la vente de la maison Joudeh, propriété de la famille palestinienne gardienne des clés du Saint-Sépulcre, à des colons israéliens. C’est une véritable course à la propriété qui se joue dans la ville sainte. “Celui qui détient la Vieille ville possède le monde ! Jérusalem ce n’est pas que des pierres. C’est l’histoire, la civilisation, le berceau des religions”, râle ce natif de Jérusalem qui dénonce le manque d’intérêt de l’Autorité palestinienne pour un sujet aux conséquences brûlantes.
Le cartographe s’inquiète. C’est l’intégrité de la capitale du futur État palestinien qui est en jeu. Au total, 40 % de la Vieille ville est aux mains du privé, dont 22 % aux Églises chrétiennes : les particuliers peuvent vendre ou louer à leur guise. L’Église grecque-orthodoxe a vendu beaucoup de bâtiments à des investisseurs privés, dont, en 2004, deux hôtels situés à proximité de la porte de Jaffa.
“En leur vendant nos terres et nos propriétés, nous leur donnons l’opportunité de poser un vernis de légalité sur cette sournoise entreprise d’annexion. Nous rendons les armes, voilà tout !”
Si aucune politique palestinienne n’empêche ces ventes, les Israéliens usent de tous les moyens pour les susciter. “Ils proposent des sommes colossales, utilisent des sociétés-écrans et piègent les membres des familles les plus faibles”, liste Khalil Tafakji qui s’agace : “En leur vendant nos terres et nos propriétés, nous leur donnons l’opportunité de poser un vernis de légalité sur cette sournoise entreprise d’annexion. Nous rendons les armes, voilà tout !”
“Les colonies sont là. Elles s’étendent chaque jour. Et elles seront, un matin, annexées par Israël. Cette réalité est écrite sur mes cartes”, alerte Khalil Tafakji qui déplore le manque de discernement des responsables arabes. Le cartographe veut croire à une issue positive, malgré l’échec annoncé d’une solution à deux États. “Nous pourrions vivre ensemble, comme avant, sur une terre libérée et unifiée accueillant deux peuples. C’est ce que je ressens et ce que je crois. Mais je ne sais pas quand. Je sais seulement que l’avenir est avec nous. Et de conclure : Nous avons besoin de temps. Et nous avons besoin de chef.”
BIBLIOGRAPHIE
31° Nord 35° Est Chroniques géographiques de la colonisation israélienne – Grand Format
Auteur : Khalil Tafakji
Éditeur : La Découverte
Date de parution : 2020
ISBN 978-2-348-04 226-
253 pages
Prix 19 €
Dernière mise à jour: 22/04/2024 10:42