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Comme un sceau sur ton bras: le tatouage chez les pèlerins de Jérusalem

Marie-Armelle Beaulieu
6 juillet 2022
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Comme un sceau sur ton bras: le tatouage chez les pèlerins de Jérusalem
La famille Razzouk tatoue les pèlerins de Jérusalem de père en fils depuis 250 ans. Mais la pratique remonte à plus longtemps encore. ©Cécile Lemoine/TSM

Durant près de 500 ans, les chrétiens européens qui venaient en pèlerinage ont imité leurs frères orientaux. Pour certifier de leur venue à Jérusalem et pour emporter un souvenir impérissable à leurs yeux, ils se faisaient tatouer. Aux premiers rangs d’entre eux ? Les chevaliers du Saint Sépulcre. Récit.


En juillet, (re)découvrez des articles parus dans nos anciens numéros : 4 semaines, 4 articles en libre accès. Cette semaine, un article tiré du dossier dédié à la tradition du tatouage en Terre Sainte, paru dans le n°621, en septembre/octobre 2012.


Jean de Thévenot est satisfait. Il vient d’être adoubé chevalier dans l’Ordre du Saint Sépulcre. Cela devrait l’aider lors du voyage de retour « en chrétienté ». Nous sommes en avril 1658, la guerre oppose encore Français et Espagnols mais la rumeur dit que les Espagnols n’emprisonnent pas les chevaliers même s’ils sont français. Avant de quitter la Terre Sainte, son récit ne mentionne pas le traditionnel certificat de pèlerinage, mais quatre jours plus tôt il a pris soin de « se faire marquer le bras, comme font ordinairement tous les pèlerins ».

La description qu’il donne de cette opération – la première dont nous disposions ne laisse aucun doute. Jean de Thévenot s’est fait tatouer le bras. En 1658, cela fait déjà plus de deux cents ans que les chrétiens occidentaux ont épousé la tradition orientale de se faire tatouer pour faire foi de leur pèlerinage en Terre Sainte. La première preuve écrite d’un tatouage sur la peau d’un chrétien occidental date de 1484.

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Dans le récit de son pèlerinage, Jan van Aest de Mâlines fait mention d’un chevalier qui vient de mourir. Alors que pour préparer son cadavre on le déshabille, on trouve sur son corps la marque de « deux roues complètes, croisées de palmes et deux croix, comme il est d’usage chez les chevaliers d’en porter. Une roue était sur son torse, l’autre dans son dos. Une croix sur son épaule gauche, l’autre sur son épaule droite. Ni sa première, ni sa seconde femme, ni son père, ni sa mère, ni personne n’en savait rien. »

Bienveillance franciscaine ?

Tout au long des XVIe et XVIIe siècle, des récits de pèlerins font mention de cette tradition. Les « tatoueurs » qui officient pour les occidentaux sont les drogmans (les interprètes) des franciscains. Selon Jean de Thévenot, ils sont eux-mêmes latins, c’est-à-dire catholiques romains.

Gravure de 1704 représentant le bras de Ratge Stubbe. Cet allemand, originaire de Hambourg, se rendit en Terre Sainte en 1669, comme l’atteste la date de son tatouage. Sur place, il eut le désir de se faire adouber chevalier du Saint Sépulcre, ce qui lui fut refusé car il était luthérien. Qu’à cela ne tienne, pour prouver sa bonne volonté il se fit tatouer à la façon des Latins.

Si le protestant anglais Fynes Morisson explique comment, en 1596, il évita soigneusement d’assister aux messes des Latins, comme de se faire tatouer et d’être adoubé chevalier du Saint Sépulcre, William Lithgow, qui visita Jérusalem en 1612, raconte lui que, s’il refusa la chevalerie parce qu’il était protestant, du moins accepta-t-il de se faire tatouer comme ses compagnons de voyages. Voilà comment il relate les faits dans son Itinéraire.

« Le dernier jour de notre séjour, nous allâmes tous de nouveau, les frères et les pèlerins, à la Sainte Tombe où nous restâmes toute la nuit. Tôt le matin, nous rejoignit un bonhomme, un certain Elias Areacheros, habitant chrétien de Bethléem, qui approvisionne les frères. Il grava sur nos bras, près du Saint Sépulcre, le nom de Jésus et la Sainte Croix selon notre choix et notre désir. Quant à moi, je fis ajouter la couronne du roi James (Jacques Ier Stuart. N.D.L.R.) et fis inscrire les mots Vivat Jacobus Rex. Je donnais deux piastres au bonhomme pour son travail. Quand le Gardien (supérieur franciscain) comprit ce que j’avais fait en hommage à mon Prince, devant la sainte Tombe, il en fut vivement offensé et dit que j’avais pollué le saint lieu avec le nom d’un tel ennemi de l’Église romaine. Ne sachant pas comment réparer, je lui récitais les vertus héroïques de ce monarque incomparable et inégalé parmi les princes. Sa colère tombée, il me supplia de le faire connaître auprès de Sa Majesté. »

Y a-t-il un lien entre les franciscains et la tradition du « marquage » chez les pèlerins occidentaux, notamment la tradition de se faire « graver » la croix de Jérusalem ? On sait de façon certaine que cette croix fait déjà partie des attributs des franciscains de Terre Sainte et qu’elle est fixée sur les manteaux des pèlerins adoubés chevaliers depuis 1480 et Jean de Prusse.

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Il apparaît que les « tatoueurs » sont des employés de la Custodie. « Mais cela ne signifie pas que les Franciscains aient directement encouragé la pratique, estime Luc Renault, auteur d’une thèse de 813 pages intitulée Marquage corporel et signation religieuse dans l’Antiquité. Les institutions ecclésiastiques antique et médiévale n’ont jamais encouragé le tatouage. Même chez les Coptes (les chrétiens qui ont le plus anciennement eu recours à cette pratique) les prêtres ont laissé des admonestations contre la pratique du tatouage parmi les chrétiens, dès l’époque byzantine. »

S’identifier aux souffrances du Christ

« En Nubie, Abyssinie chrétienne, où les chrétiens se tatouaient, il est significatif de remarquer que le tatouage n’a jamais été intégré aux sacrements, poursuit le spécialiste. Le prêtre n’est jamais celui qui tatoue. Tout ceci est logique : les élites sacerdotales savaient très bien que le tatouage était formellement interdit par l’Ancien Testament. Cette même interdiction se retrouve dans l’Islam. Le christianisme affirme la supériorité de la marque reçue au baptême, le sceau, ce dessin de la croix effectué par la main de l’évêque. Saint Augustin dans un sermon dit explicitement que cette marque est plus durable que le tatouage dont étaient marqués les soldats romains à son époque. Une marque invisible et indélébile qui rend inutile toute forme de marquage corporel. »

Pourtant, c’est bien la foi populaire et la dévotion qui semblent avoir conduit les chrétiens à se faire marquer. Le spécialiste de la tradition du tatouage chez les pèlerins de Jérusalem, l’israélien Mordechay Lewy, ancien ambassadeur d’Israël auprès du Saint-siège, n’a pas à ce jour trouvé de preuve formelle. Il estime cependant qu’on peut y voir un désir d’identification aux souffrances du Christ.

Chrétiens d’Orient – Aïda Mansour, 77 ans, est une chrétienne copte orthodoxe. À l’occasion de son premier pèlerinage en Terre Sainte, elle s’est fait tatouer d’une croix orientale millémisée 2012. Comme, tous les coptes, elle a reçu son premier tatouage à l’âge de 5 ans. On le voit encore, au niveau de son poignet. ©MAB/CTS

La marque de Jérusalem, restant dans la peau du pèlerin comme les plaies de la Passion sur le corps du Christ ressuscité. Cela expliquerait aussi chez les Latins l’attrait particulier pour le tatouage de la Croix de Jérusalem et la bienveillance des Franciscains à voir les fidèles se faire marquer les cinq croix dans lesquelles ils reconnaissent les cinq plaies du Christ comme aussi les stigmates de saint François d’Assise leur fondateur et fondateur de la Province de Terre Sainte.

Quand le tatouage a mauvaise presse

Un tatouage effectué lors d’un pèlerinage chrétien est « un petit martyre – une effusion de sang publique » pour sa foi estime le professeur italien Guido Guerzoni. Certains pèlerins voudront en inscrire le plus possible sur leur corps.

Ainsi de ce catholique dont parle le théologien suédois Michael Eneman en 1711, qui relate qu’il se fit tatouer les douze apôtres sur le corps, réservant – tout en finesse – son postérieur à Judas Iscariote.Mais dans les conditions d’hygiène de l’époque, mal lui en prit, il fut pris d’une fièvre terrible dont on crut bien qu’il allait mourrir.

Du reste le comte François de Volney – dans son Voyage en Syrie et en Égypte (1783), dit de l’opération qu’elle peut être périlleuse : « J’ai vu un pèlerin qui en avait perdu le bras parce qu’on lui avait piqué le nerf cubital. » La technique du tatouage alla en s’améliorant. À la moitié du XIXe siècle, les tatoueurs promettaient des tatouages indolores.

Tampons de bois –  À partir du XVIIe siècle, les tatoueurs disposaient de blocs de bois gravés de différents motifs – ici une représentation d’une Vierge à l’enfant – qu’ils trempaient dans une peinture avant de l’appliquer sur le bras. Ils n’avaient plus ensuite qu’à suivre avec leurs aiguilles imbibées d’encre les traits pour les reproduire dans la peau. © Yossi Zamir /Flash90

Durant des siècles, on avait été certain que le tatouage serait bien le seul souvenir qui ne tomberait pas, sur le chemin du retour, dans les mains des Turcs ou de quelques brigands. Au moins cette marque corporelle échapperait en cas de naufrage. Dans la deuxième moitié du XIXe, l’augmentation des pèlerinages, la sécurisation des routes, le développement de l’industrie touristique et des souvenirs pieux allaient mettre fin à la pratique.

D’autant qu’en Europe, c’est l’idée même que l’on se faisait du tatouage qui évoluait. Depuis la fin du XVIIIe siècle bandits, prisonniers et femmes de petite vertu s’étaient emparé de l’usage ce qui acheva de décourager les chrétiens.

C’est peut-être pour cela que Gabriel Charme en 1882 ne se laissa pas persuader. « J’ai été arrêté un jour dans une rue par un homme à figure avenante qui voulait à tout prix me faire un tatouage sur le bras pour constater que j’étais un hadji, un pèlerin, et que j’avais été à Jérusalem. Il me montrait des modèles divers ; je pouvais choisir entre la croix grecque, la croix latine, la fleur de lis, le fer de lance, l’étoile, mille autres emblèmes. »

De futurs rois tatoués

« L’opération ne faisait aucun mal : je ne la sentirais pas, pendant qu’on me tatouerait, je fumerais un narghilé et je prendrais du café tout en causant avec la femme et la fille de l’opérateur, lesquelles m’adressaient d’une fenêtre les signes les plus provocants. La fille, je dois le dire, était encore jeune, elle avait des yeux d’un éclat charmant, et je comprends qu’en présence du feu qui en sortait, on pût oublier la douleur d’une petite brûlure moins métaphorique. »

Cette porte est celle de la maison traditionnelle palestinienne que beaucoup de pèlerins visitent à Taybeh. Dans le seuil de la porte, une gouttière aménagée. Elle servait à soulever un loquet intérieur avec une clef de bois (Juges 3,25), mais elle pouvait aussi servir à montrer la marque que les chrétiens se faisaient pour se reconnaître les uns les autres et qui leur servait de mot de passe. La marque en question n’était pas indélébile et représentait certainement un poisson.

« D’ailleurs les plus grands personnages s’étaient offerts à l’épreuve qu’on me proposait. Vingt certificats en faisaient foi. J’ai su résister à ces nobles exemples ; je ne me suis pas fait tatouer ; mais j’ai copié un des certificats ; il montre très clairement que le prince de Galles a été plus faible que moi et qu’il s’est laissé prendre aux beaux yeux de la fille du tatoueur. En voici le texte ; je pense que personne ne sera assez sceptique pour douter de son incontestable authenticité : « Ceci est le certificat que Francis Souwan a gravé la croix de Jérusalem sur le bras de S. A. le prince de Galles. La satisfaction que Sa Majesté a éprouvée de cette opération prouve qu’elle peut être recommandée. Signé : Vanne, courrier de la suite de S. A. le prince de Galles. Jérusalem, 2 avril 1862. » »

« Je ne sais ce qu’a payé le prince de Galles, mais les simples mortels peuvent se procurer, pour 5 ou 10 francs, le plaisir de porter sur un bras ou sur une partie quelconque du corps, une croix de Jérusalem, une croix grecque, un fer de lance, une fleur de lis, etc. C’est vraiment pour rien. » (1)

Le Prince de Galles Albert Édouard de Saxe-Cobourg- Gotha qui accéda au trône sous le nom d’Édouard VII s’était fait tatouer la croix de Jérusalem. Son fils, Édouard Windsor, futur George V, fit de même en 1882. C’est lui qui le rapporte dans ses lettres : « J’ai été tatoué par le même homme qui a tatoué papa. » (2)

À la fin du XIXe siècle, ils ont été parmi les derniers occidentaux à se couler dans la tradition. Les Princes de Galles ne viennent plus se faire tatouer en Terre Sainte. Mais la tradition du tatouage chez les pèlerins se perpétue chez les chrétiens orientaux.

Comme un nombre non négligeable d’entre eux qui viennent en pèlerinage en Terre Sainte résident maintenant en Europe ou aux Etats-Unis, la tradition rejoint la mode et au final, ce sont les chrétiens occidentaux qui font à nouveau valoir leur désir de montrer que eux aussi, ils ont le Seigneur, Jérusalem et la Terre Sainte dans la peau.


(1) In Voyage en Syrie – Impressions et souvenirs, Revue des Deux mondes tome 45, 1881, chapitre IV).

(2) In Jérusalem, biographie Simon Sebag Montefiore, éditions Calmann- Lévy, page 436

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