Quand les chrétiens faisaient la grandeur de la langue arabe
Unique au monde, le Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes (Cedrac) est entièrement consacré à l’étude du patrimoine arabe des chrétiens. Depuis 1986, il balaie les idées reçues et entend rassembler les chrétiens d’Orient autour de leur langue commune, l’arabe. Rencontre avec son directeur, le père Ronney el Gemayel, à Beyrouth.
En juillet, (re)découvrez des articles parus dans nos anciens numéros : 4 semaines, 4 articles en libre accès. Cette semaine, un article tiré du numéro 639, paru en septembre/octobre 2015.
Le père Ronney, jésuite libanais, nous reçoit dans son bureau entre la préparation à la publication d’un fragment de manuscrit garšūnī et la publication de sa thèse sur un auteur grec orthodoxe du XVIIIe siècle.
En poste au Centre de Documentation et de Recherches Arabes Chrétiennes (Cedrac) depuis un an, le religieux fait déjà “corps et esprit” avec ce centre de recherches qui fêtera l’an prochain ses 30 ans d’activités. Au fondement du Cedrac, il y a un homme, le père Samir Khalil et un ouvrage, l’Histoire de la littérature arabe chrétienne de Georg Graf, orientaliste allemand du début du XXe siècle.
Comme l’explique le père Ronney, “le père Samir a élargi le champ d’étude du Cedrac le faisant passer de l’étude du patrimoine arabe chrétien au patrimoine arabe des chrétiens. Entendez par là toute production originale ou traduction rédigée par des chrétiens en langue arabe” et qui peut aborder aussi bien le domaine religieux (théologie, liturgie, polémiques, etc.) que le profane (médecine, philosophie, sciences).
L’arabe n’est pas le produit du seul islam
Au centre à Beyrouth, on retrouve ainsi des milliers de copies d’ouvrages en provenance de tout l’Orient. Le Cedrac nous invite à un voyage dans le temps : celui de l’histoire de la langue arabe.
“Bien souvent la langue arabe est considérée comme étant le produit du seul islam”, constate d’emblée le directeur.
Or l’arabe, qui appartient à la famille des langues afro-asiatiques (ou chamito-sémitiques), était parlé bien avant l’arrivée de l’islam, au VIIe siècle.
Le plus ancien exemple connu d’arabe consigné est une inscription trouvée dans le désert syrien remontant au IVe siècle ap. J.-C. Les tribus arabes préislamiques d’Orient parlaient donc l’arabe et possédaient même une florissante tradition orale poétique.
Le passage à l’écrit s’effectua sous l’influence de l’islam et de la propagation du Coran. Si au fil des siècles l’arabe est devenu la langue sacrée que vénèrent les musulmans, les chrétiens qui vécurent sous les califats successifs n’en en ont pas moins contribué à son rayonnement.
Bagdad, Le Caire, Alep
Le père Ronney met en avant trois grandes périodes de contribution chrétienne. Bagdad, tout d’abord, sous le règne des Abbassides (750-1258 ap. J.-C.). Les chrétiens fournirent un effort de traduction du grec et du syriaque vers l’arabe. “À cette époque, ils furent une courroie de transmission, ils ont partagé l’héritage grec à la civilisation arabe, détaille le spécialiste. Bagdad fut ainsi un foyer de confrontation de plusieurs influences culturelles : perse, indienne, grecque…”
Musulmans, chrétiens et juifs, participèrent ensemble au développement de cette langue arabe. “L’Église n’était pas en marge de ce mouvement, les chrétiens n’avaient pas la mentalité d’une minorité exclue. Pleinement engagés ils mettaient leurs talents au service de leur société. Les chrétiens avaient de l’influence et étaient proches des califes”, relève encore le chercheur.
Il y eut ensuite la période fatimide (969 – 1171) quand Le Caire devint l’un des principaux centres intellectuels du monde arabe. S’y concentrèrent dès lors de nombreux écrivains coptes avec une production abondante et variée qui représente l’apogée de la littérature arabe chrétienne médiévale. Toute cette production littéraire est évidemment teintée de religion et de confessionnalisme, en accord avec les tendances générales de l’époque.
Mais qu’on ne s’y méprenne pas, les écrivains coptes démontrèrent une extraordinaire ouverture intellectuelle, fruit d’une érudition poussée et de l’universalisme de leurs sources. Ils connaissaient les auteurs musulmans, les théologiens et exégètes arabes des autres confessions chrétiennes sans oublier la tradition juive.
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Le dernier âge d’or de la production arabe chrétienne se situe à partir du XVIIIe siècle. Les chrétiens d’Alep initièrent en effet “les lumières” arabes. Créant les premières imprimeries de langue arabe en Syrie puis au Liban, ils publièrent dans le même temps à Istanbul le premier journal de langue arabe. Soutenus par l’élan missionnaire, les chrétiens arabes fondèrent également des écoles et firent évoluer la grammaire et la littérature arabes.
Et l’apport des chrétiens arabes alla bien au-delà des productions écrites : ils ont longtemps porté la bannière de la citoyenneté et du nationalisme arabe, lesquels visaient à rassembler tous les arabes sans distinction d’origine religieuse. Cet engagement en faveur d’une culture et langue communes demeure pourtant “méconnu, mal reçu et peu étudié”, déplore le père Ronney.
L’identité arabe en question chez les chrétiens orientaux
“Il nous semble qu’à un moment de l’Histoire, il y a eu une rupture de transmission du patrimoine chrétien au sein des chrétiens eux-mêmes. Les communautés chrétiennes ont une mémoire très courte concernant leur héritage, continue le chercheur.
« De nombreux catholiques orientaux ont du mal à reconnaître leur identité arabe. Pour ce qui est des communautés catholiques, elles ont vécu une sorte d’occidentalisation ou de latinisation à tel point que leurs références arabes leur sont devenues suspectes. »
L’histoire de l’Église s’est façonnée par opposition au point que “chaque communauté a cherché à se différencier par une langue et un patrimoine exclusif ! On a d’une certaine façon condamné à l’oubli un patrimoine arabe commun de plus de dix siècles !”, constate encore le directeur.
C’est cette “amnésie” qu’essaye de combattre chaque jour le Cedrac, “car si certains chrétiens claquent la porte et partent d’ici c’est parce qu’à un moment ils ne considèrent plus ce monde arabe comme le leur”, relève avec passion le père Ronney.
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Le Cedrac, à certains égards, effectue un travail socioculturel refusant la marginalisation des chrétiens ou le silence parfois pesant des Églises. “On essaye d’offrir un autre son de cloches car les maronites sont plus que des syriaques et les melkites plus que des hellénophones. L’Histoire est bien plus large que la lecture que l’on veut en faire” développe-t-il encore.
Le Cedrac a pris un nouvel élan avec les tristes événements du 11 septembre 2001, la question du rapport entre l’islam et le reste du monde euro-américain étant clairement posée. Si le travail historique des manuscrits est au service de la seule honnêteté scientifique, il arrive bien souvent que des questions très anciennes se posent aujourd’hui de manière neuve.
“L’expérience chrétienne séculaire avec l’islam doit servir le contexte actuel. Quand on revisite l’Histoire, ce n’est pas pour y demeurer c’est aussi pour y trouver des lumières pour aujourd’hui”, soutient le père Ronney.
Depuis quelques décennies le Cedrac est souvent sollicité : “L’arabe chrétien est devenu un objet de recherche à part entière, c’est exponentiel. Désormais des conférences arabes chrétiennes se déroulent tous les quatre ans partout dans le monde et on ne compte plus les conférences et colloques”.
Vulgariser pour rassembler
Depuis 2005, le Cedrac publie à côté de ses collections savantes des fascicules de vulgarisation, Les cahiers de l’Orient chrétien, d’une soixantaine de pages chacun. Malgré sa toute petite équipe, le Cedrac espère intensifier son rythme de publications (actuellement de trois par an). “Notre objectif premier c’est de donner de la matière première aux chercheurs afin qu’ils puissent se saisir de manuscrits nouveaux, les analyser et les traduire”.
Pour avoir jeté un œil curieux sur l’écran d’ordinateur du père Ronney, la tâche est loin d’être simple car établir un texte à partir des bribes restantes d’un manuscrit est un travail de longue haleine ! Au programme également la publication de l’Encyclopédie Syriaque Orientale de Saliba Bin Youhanna qui a permis “de conserver des textes qui n’ont pas été retenus ailleurs et qui sinon auraient pu disparaître. J’aime bien dire qu’au Cedrac nous ressuscitons les morts”, ajoute-t-il en riant.
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Si bien des communautés au Moyen-Orient entretiennent de vastes bibliothèques, ces dernières sont assez souvent plus accaparées par leur sauvegarde que par l’analyse de leurs fonds et, en ce sens, le Cedrac est unique au monde. Si la majorité des doctorants de ce centre académique – relié à l’Université Saint Joseph de Beyrouth – sont des séminaristes, de nombreux étudiants musulmans en ont déjà poussé la porte.
“La distance scientifique permet de dépasser les frontières religieuses et fait prendre conscience de l’étroitesse dans laquelle nous sommes parfois. Elle permet de connaître l’autre comme il se présente et non pas comme nous le présentons dans notre discours”. Le Cedrac est désormais inscrit dans la mission de la province jésuite du Proche-Orient et du Maghreb, il entend bien continuer d’offrir au plus grand nombre les trésors de l’héritage arabe chrétien.
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