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Ce que les Français savaient de la Palestine

Propos recueillis par Christophe Lafontaine
13 janvier 2021
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Comment les Français avaient-ils des nouvelles de la Palestine au début du XXe siècle et dans l’entre-deux-guerres. Lesquelles ? Réponses avec Karène Summerer Sanchez, maître de conférences HDR à l’Université de Leyde (Pays-Bas), qui dirige le projet de recherche CrossRoads sur la diplomatie culturelle européenne et les chrétiens arabes en Palestine.


Quels sont les rapports entre la France et la Palestine entre 1900 et 1939 ?

Il y a d’abord beaucoup de pèlerinages car les religieux français sont parmi les plus nombreux en Palestine à cette époque. Parallèlement, la France y compte peu de banquiers, d’entrepreneurs, comparé au Liban, à la Syrie ou à l’Égypte.

Aussi dans la mémoire collective française, affiliée religieusement ou pas, règne cette idée que les relations entre la France et cette terre sont historiques et remontent aux Croisades. Les massacres de certains chrétiens par les druzes au Liban en 1860 vont réactualiser cette relation après une intervention militaire française et après que Napoléon III acte une diplomatie religieuse. Depuis le renouveau religieux du début du XIXe, il s’agit de ranimer un idéal national de la France du Levant, avec l’idée de la grandeur passée, du rayonnement auprès des chrétiens et de la diplomatie française.

Avec la Première Guerre mondiale, c’est le choc : les religieux français sont expulsés de Terre Sainte. On a alors l’idée, après le conflit, qu’il faut réinstaurer la vigueur française en Palestine. Pour le gouvernement français, il s’agira de renforcer, face au Mandat britannique, une diplomatie culturelle de la langue prise au sens large.

Cette France du Levant, qui se veut un pont entre l’Orient et l’Occident, va s’appuyer sur un appareil diplomatique efficace, le “Bureau des écoles” (créé en 1920). L’Alliance israélite universelle (fondée en 1860), implante de nombreuses écoles en Palestine à la fin du XIXe. Les juifs français, peu sionistes, veulent promouvoir la culture française. On compte aussi de nombreuses écoles missionnaires catholiques, soutenues par l’Œuvre des écoles d’Orient, fondée en 1856 (l’actuelle Œuvre d’Orient). La France forme aussi plusieurs générations du clergé arabe local, notamment via le séminaire grec-catholique melkite fondé par les Pères Blancs et qui est logé à Sainte-Anne.

Le consul général de France René Neuville, sa femme et son personnel. À gauche de la photo, un officier jordanien et à droite, un soldat de la Légion arabe. La photo est prise dans le no-man’s-land en contrebas de la porte de Jaffa. Le consul général de France (et l’ONU) avaient le droit de se dispenser de la porte de Mandelbaum, (NDLR l’unique porte sur la ligne de démarcation entre l’ouest et l’est de la ville de 1948 à 1967) à condition d’aller à pied, sans voiture, par le raccourci qui descend directement du consulat dans la vallée et remonte à la porte de Jaffa.© École biblique, pères dominicains, Jérusalem

La presse française accordait-elle un statut particulier à la Palestine comme Terre Sainte ?

Globalement, pour la presse confessionnelle, notamment catholique, il est évident que la Palestine était considérée comme Terre Sainte ; la presse parle des Lieux saints de Palestine. La presse non-confessionnelle met moins l’accent sur le phénomène religieux mais le mentionne, la France possédant des domaines ‘nationaux’ en Terre Sainte, dont un à l’intérieur même des remparts de Jérusalem.

Lire aussi >> Domaines français à Jérusalem: une responsabilité vis-à-vis du monde entier

Comment les Français avaient-ils des nouvelles de la Palestine en général ?

Outre les récits des pèlerins, les journaux de l’époque, confessionnels ou non, ont des rubriques qui mentionnent la Palestine ottomane et mandataire. La revue La Terre Sainte, née en 1921, est la seule revue française à être dédiée entièrement au sujet. Il y a en parallèle des lettres, des petites revues envoyées par les communautés religieuses. L’Ordre des frères des écoles chrétiennes, très présent en Palestine, publie avec succès et en cinq langues L’écho de Bethléem, mais reste très centré sur les œuvres éducatives, sanitaires, culturelles.

Dans le paysage audiovisuel, les archives Gaumont et Pathé au cinéma, révèlent que les spectateurs avant leur film, ont vu parfois des nouvelles concernant les compagnies françaises ayant participé à la construction du chemin de fer qui arrive à Jaffa, ou la présence du Crédit Lyonnais à Jérusalem…

Bâtiment incontournable aux abords de la Vieille ville du fait de sa taille, Notre-Dame de France fut construite en 1888 par les pères assomptionnistes comme lieu d’accueil de leurs pèlerins. On voit le drapeau tricolore flotter à son sommet. La photo date de la construction vers 1910 de l’école pour garçons des franciscains que l’on voit le long des remparts (et qui fut détruite en 1967). On se reportera sur internet à l’article que lui a consacré Dominique Trimbur, Une présence française en Palestine – Notre-Dame de France.©Library of Congress Prints and Photographs Division Washington, D.C. 20540

 

Outre ces derniers exemples, que savaient les Français de la Palestine ?

à la fin du XIXe siècle il n’y a pas beaucoup de reportages. Seulement certains aspects sont mis en lumière. De manière non exhaustive, on peut dire que les journaux, récits de voyages, textes et photos à l’appui, documentent d’abord les paysages bibliques, les Lieux saints, les sites français comme le Grand Hôtel Notre-Dame de France ou les domaines nationaux. On y retrouve aussi ce qu’on appelle les visions orientalistes françaises, ainsi que des informations sur les religieux et les diplomates français. Dans les années 1920, les personnes qui sont les habitants de cette terre sainte vont apparaître peu à peu dans la presse. Il faut attendre ces années d’après-guerre pour voir traités dans la presse des faits qui ne sont pas religieux et lire que Jérusalem a une vie économique et une vie urbaine quotidienne.

Les milieux catholiques savent aussi que le Vatican a un agenda culturel et religieux oriental, à travers notamment la fondation, en 1917 à Rome, de l’Institut pontifical oriental et la Congrégation pour les Églises orientales.

Dans les années 1920, les personnes qui sont les habitants de cette terre sainte vont apparaître peu à peu dans la presse. Il faut attendre ces années d’après-guerre pour voir traités dans la presse des faits qui ne sont pas religieux et lire que Jérusalem a une vie économique et une vie urbaine quotidienne.

Quelles images les Français pouvaient-ils avoir des habitants locaux ?

L’opinion publique ne connaît pas vraiment les réalités du terrain, les différentes communautés, la vie économique, les traditions culinaires.

Les journalistes, comme les pèlerins et les missionnaires rapportent quelques bribes, grâce aux drogmans (traducteurs) sortes d’agents plurilingues, dont beaucoup sont des chrétiens. Il convient de noter que les chrétiens orientaux étaient des populations très mobiles, ce dont la presse française de l’époque parle très peu.

Au début du XXe siècle, les nombreux missionnaires français présents en Palestine ne cherchent plus – contrairement aux missionnaires protestants – à convertir les musulmans, et lors des années 1920-1930, la latinisation des chrétiens orientaux n’est officiellement plus à l’ordre du jour.

Ils évoquent l’islam palestinien. Ce qui parle aux Français qui vivent dans un empire colonial et qui connaissent déjà le fait musulman. La Grande révolte arabe (1936-1939) en Palestine mandataire et ses violences résonnent dans certaines franges de l’opinion publique en France, en écho aux révoltes arabes de Syrie contre son Mandat.

Au début du siècle, il y a aussi une méconnaissance des juifs de Palestine, non-issus de l’immigration depuis le dernier quart du XIXe siècle. Beaucoup de juifs orientaux sont décrits comme non-éduqués, et il faudra du temps pour leur reconnaître une véritable culture. Quelques journaux mentionnent la pauvreté de ces populations juives et vantent d’ailleurs le travail de l’Alliance israélite universelle. Face à cela, une France antisémite relève ce qui intéresse son lectorat, notamment en agitant la menace des juifs sionistes sur la Palestine.

Les Français, plus au fait de ce qui se passe ‘en Orient’que leurs voisins européens, sont au courant qu’il existe des arabes chrétiens, notamment qu’il y a des maronites au Liban.

Les Français faisaient-ils la distinction entre les arabes du Proche-Orient ?

Jusqu’aux années 1920, les journaux parlent de la Grande Syrie qui inclut la Palestine, le Liban, la Syrie, et une partie de la Jordanie actuelle. La presse de l’époque reflète la géographie mentale qu’ont beaucoup de Français de cet ensemble global. Il n’y a pas encore la perception des toutes nouvelles frontières que mettent en place les Mandats. Les Français savent que vivent dans la Grande Syrie des chrétiens et des musulmans et qu’il y a des juifs en Palestine. Avant 1918 la plupart des Français font peu de différence entre les arabes. Les journaux parlent des Syriens même quand ils sont chrétiens de Bethléem ! Les Français, plus au fait de ce qui se passe ‘en Orient’que leurs voisins européens, sont au courant qu’il existe des arabes chrétiens, notamment qu’il y a des maronites au Liban. Certains connaissent aussi, à Paris, l’église melkite Saint-Julien-le-Pauvre. Mais seulement une minorité, même parmi les catholiques pratiquants, ont des notions dogmatiques, liturgiques, vestimentaires sur les différents rites orientaux.

Même si dans les années 1920, parmi d’autres, l’évêque de Saint-Jean d’Acre, Mgr Grégoire Haggear, fait des séjours en France et sensibilise l’opinion publique française au fait que les catholiques melkites sont majoritaires en Galilée. Les Français, d’autre part, connaissent l’islam algérien et le nationalisme arabe. Plusieurs futurs nationalistes de colonies françaises sont formés dans les écoles chrétiennes françaises dans les pays arabes, et dans des universités de métropole. Dans l’entre-deux-guerres se mettra en place dans l’opinion populaire française, l’équation entre islam et nationalisme arabe, et notamment palestinien, auquel elle associe peu les chrétiens, alors qu’ils sont très actifs dans ce domaine.

EN SAVOIR +

Les politiques européennes et l’identité chrétienne palestinienne

CrossRoads, les carrefours. Tel est l’intitulé du projet mené (en anglais) par Karène Sanchez Summerer.

Ce projet vise à revoir la relation entre l’agenda culturel européen et le processus de formation de l’identité locale, et les transformations sociales et religieuses des communautés arabes chrétiennes en Palestine, lorsque les Britanniques régnaient via le Mandat. Quel a été le rôle de la culture dans les politiques européennes à l’égard des arabes de Palestine ? Comment les chrétiens arabes ont-ils utilisé la culture pour définir leur place dans la configuration proto-nationale et religieuse entre 1920 et 1950 ? Vous en saurez plus en parcourant le site : www.crossroadsproject.net

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