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BD: Et un olivier raconta la ville sainte

Propos recueillis par Karine Eysse
28 octobre 2022
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BD: Et un olivier raconta la ville sainte
L'historien Vincent Lemire et le dessinateur Christophe Gaultier lors d'une séance dédicace de leur dernier ouvrage "Histoire de Jérusalem" ©LD/Les Arènes

1350 grammes, 256 pages : les mensurations de cette BD traduisent à elles seules la richesse de son contenu. 4000 ans d’histoire dans lesquels on avance pas à pas, guidé par la voix paisible d’un olivier. Derrière ce narrateur, un historien : Vincent Lemire, directeur du Centre de Recherche Français à Jérusalem. Rencontre.


Vous avez publié plusieurs ouvrages sur Jérusalem ; pour la première fois, vous venez à la BD. Comment est né ce projet ?

Les éditions Les Arènes m’ont proposé l’idée en 2016. À l’époque, la référence BD c’était les Chroniques de Jérusalem de Guy Delisle, formidable portrait de la Jérusalem d’aujourd’hui. Mais une histoire de Jérusalem en BD, des origines à nos jours, ça n’existait pas. Après m’être lancé, j’ai compris pourquoi : le chantier était titanesque ! Je voulais une BD qui puisse être lue par des enfants et des adultes, des néophytes et des connaisseurs, des croyants et des non-croyants : tout le monde, de 7 ans à… 99 ans ! L’exercice est ultra exigeant, je l’ai découvert à mes dépens ! Au départ, je pensais que l’écriture du scénario me prendrait six mois… En réalité, ça m’a pris six ans. Et rien que pour identifier le narrateur, le casse-tête a duré un an et demi !

Ce narrateur est un olivier. Il a été si difficile à trouver ?

Oui, car je voulais que l’histoire soit incarnée par un narrateur permanent, afin de donner une continuité au récit. Alors j’ai testé plein d’idées… Y compris des mauvaises ! Dieu d’abord, celui des trois religions du Livre. À priori, c’est le narrateur parfait : omniscient, intemporel, il voit tout, il sait tout. Et puis, de fait, on est un peu « chez lui » !

Mais pour éviter un regard trop surplombant, j’aurais été condamné à l’ironie ou au cynisme, ce qui ne me correspond pas. Je crois à la nécessité du « premier degré », et je voulais aussi une narration à hauteur humaine. Dieu-narrateur a donc été écarté ! J’ai aussi pensé à un chat – car les chats sont partout ici ! Mais dès que j’évoquais cette idée, on me répondait : le Chat du Rabbin ! Exit le chat.

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J’ai ensuite imaginé faire parler un puits, lieu essentiel autour duquel les gens se rencontrent et échangent. Et puis l’eau circule, c’est un besoin vital, lié aux rituels religieux. Mais la narration devenait très compliquée. J’ai abandonné cette idée, mais elle m’a conduit jusqu’à mon narrateur : l’olivier. Il a toutes les qualités. Son enracinement. Sa longévité. Sa position, sur le mont des Oliviers : poste d’observation idéal, à l’ombre duquel les personnages se reposent et observent la ville. Et enfin : pas de parti pris chez lui, une égale distance avec tous.

« Pour chaque chapitre, je consacrais un mois à la documentation avant de passer au scénario. »

Sur une période aussi vaste, 4000 ans, comment choisir ses sources ?

En étant très organisé ! À Jérusalem, l’enjeu des sources est majeur, c’est pourquoi elles figurent en notes de bas de page et à la fin de l’album. Pour chaque chapitre, je consacrais un mois à la documentation avant de passer au scénario. La BD avance de façon parfaitement chronologique, par souci de pédagogie. Evidemment, chaque période est particulière. Ainsi, pour les Croisades, on croule sous les sources : des centaines de chroniques, souvent redondantes, donc un gros travail de tri.

À l’inverse, la période byzantine est peu documentée. Là, j’ai dû me référer aux descriptions des visiteurs de passage. Sur ces bases-là, j’ai extrait des dialogues, jamais inventés, car je voulais une histoire vivante et authentique, pas un cours magistral illustré.

©Editions Les Arènes

Les sources sont donc multiples : écrits de voyageurs, archives de tribunaux, chroniques d’historiens… Textes religieux aussi. Comment les intègre-t-on dans un tel travail ?

En les traitant comme n’importe quelle autre source et comme un apport majeur pour comprendre l’histoire de la ville. Imagine-t-on visiter Athènes en se passant de la mythologie grecque ? Idem pour Jérusalem : impossible d’en retracer l’histoire sans les textes religieux (Torah, Évangiles, Coran). Car, à Jérusalem encore plus qu’ailleurs, l’imaginaire est un moteur de l’histoire : il fabrique du concret, du réel et des monuments. Écarter cet aspect serait donc un contre-sens.

Mais par exemple, lorsque j’introduis la Torah dans le récit, je la fais lire par un rabbin, endormi au pied de mon olivier. Pas par hasard : libre à chacun d’y projeter sa croyance, sa non-croyance, ses convictions religieuses ou politiques.

« Je voudrais que les lecteurs ressortent de cette lecture avec une conviction : au cours de son histoire multimillénaire, Jérusalem s’est sans cesse réinventée. »

Voilà qui nous amène au contemporain : un tel projet entre forcément en résonnance avec l’actualité ?

Bien sûr, car l’histoire est faite pour donner des clés de compréhension du présent. Deux exemples. Un, les usages politiques de l’archéologie. Dans le chapitre sur la Jérusalem byzantine, le narrateur fait un clin d’œil appuyé à ce débat sensible, en suggérant qu’Hélène, la mère de Constantin, est en train « d’inventer l’archéologie chrétienne », lorsqu’elle recherche les lieux de la Passion, en 325. Deux, les protestants qui partent pour l’Amérique au XVIIe siècle, rêvant de fonder une « nouvelle Jérusalem » avant de ramener « chez eux les enfants d’Israël ». Cela fait directement écho à la place actuelle des évangéliques américains dans le soutien au sionisme religieux.

©Editions Les Arènes

Cette BD est le fruit d’un long travail – 6 ans ! A-t-il été compliqué d’y mettre un point final?

Cette question du point final est toujours angoissante. Comment conclure ? Sur un événement positif ou négatif ? En étant optimiste ou pessimiste ? Impossible de trancher. Alors je suis revenu naturellement à mon narrateur, l’olivier, qui imagine plusieurs futurs possibles. Bien sûr il a une préférence, mais il est incapable de dire ce qu’il adviendra de Jérusalem dans les 50 ou 500 prochaines années… Sur ce point, notre olivier, qui en a vu d’autres, sait qu’il est impossible d’avoir une certitude. Seulement de l’espoir… ou de l’espérance.

Au-delà de cette conclusion, je voudrais que les lecteurs ressortent de cette lecture avec une conviction : au cours de son histoire multimillénaire, Jérusalem s’est sans cesse réinventée. C’est LE lieu par excellence où les traditions des uns infusent et imprègnent les traditions des autres. Ce n’est pas une vision angélique de l’Histoire, car ces frottements peuvent être violents, voire explosifs. Mais finalement, ce sont ces imprégnations qui ont dessiné la Jérusalem que nous connaissons aujourd’hui : « éternelle » peut-être, mais certainement pas immuable.

 

HISTOIRE DE JÉRUSALEM, aux éditions Les Arènes

Vincent Lemire (texte et scénario), Christophe Gaultier (dessin), Marie Galopin (couleur) – 253 pp. 27€


Cette interview est extraite du numéro 682 de Terre Sainte Magazine (Novembre-Décembre 2022)

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