Depuis octobre 2023, Lee Mordechai rassemble sur un site web des milliers de témoignages et de documents sur la réponse disproportionnée d'Israël à l'attaque du Hamas, afin que personne ne puisse dire : « Je ne savais pas ». Le professeur en est convaincu : parler de génocide à Gaza n'est pas déplacé.
L’interface, sobre, cache un travail qui relève autant du titan que de la fourmi. Le site l’historien israélien Lee Mordechai, Bearing Witness to the Israel-Gaza War (Témoigner de la guerre à Gaza), ont été qualifiés par le quotidien Haaretz de « documentation la plus méthodique et détaillée existant en hébreu (également disponible en anglais) sur les crimes de guerre commis par Israël à Gaza ».
« En tant que citoyen israélien et historien de profession, j’ai décidé de témoigner des événements qui se déroulent à Gaza afin de garder en mémoire ce qui est en train de se produire : pour que dans 5, 10 ou 30 ans, personne ne puisse dire “nous ne savions pas, nous ne pouvions imaginer” », explique Mordechai dans un entretien vidéo avec Terrasanta.net.
« Ceux d’entre nous qui ne savent pas ont choisi de ne pas savoir. Je n’ai jamais exercé, ni cherché de fonctions politiques, mais je ne peux me taire face à ce que, au vu de l’immense quantité de preuves que j’ai consultées, je n’hésite pas à qualifier de génocide des Palestiniens de Gaza. Les raisons de ce travail sont politiques et morales. »
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Sur 232 pages et plus de 2 100 notes de bas de page, mises à jour jusqu’au 5 juillet 2025 et étayées par des milliers de sources (liens, vidéos, témoignages oculaires, enquêtes et photographies), défilent les horreurs de ces 22 mois de raids. Ils ont provoqué plus de 57 000 morts, des centaines de milliers de mutilés et blessés, et ont transformé l’aide humanitaire en une arme de guerre.
Ce rapport est également l’expression de la vitalité de la société civile israélienne opposée au massacre en cours, qui, « bien que consciente de son impuissance » et du fait qu’elle constitue une minorité, comme l’admet le chercheur, ne détourne pas le regard des responsabilités morales qu’Israël assume devant le monde.
Les Israéliens dans une bulle
Ancien officier des unités de combat de l’armée, âgé de 42 ans, Mordechai est professeur associé d’Histoire ancienne et médiévale à l’Université hébraïque de Jérusalem. Le 7 octobre 2023, il se trouvait aux États-Unis pour une année sabbatique à l’Université de Princeton. « Lorsque les premières nouvelles ont commencé à circuler, c’était l’après-midi chez nous, se souvient-il. J’ai très vite perçu un décalage entre ce que diffusaient les médias israéliens et les réseaux sociaux, et ce qui était rapporté par CNN, la BBC, les médias internationaux et aussi les médias arabes. »
Neuf ans plus tôt, après un séjour de recherche dans les Balkans, alors qu’Israël menait l’opération Bordure protectrice dans la bande de Gaza, Mordechai avait déjà ressenti « l’absence de débat public ouvert en Israël ». Il avait mis au point sa propre méthode pour s’informer et recueillir des points de vue et des nouvelles absents des médias en hébreu. Le 7 octobre, il a réactivé cette démarche.
« Dans les jours qui ont suivi l’attaque du Hamas, il est devenu encore plus évident que les Israéliens vivaient comme dans une bulle : il suffisait d’ouvrir les réseaux sociaux pour constater la présence envahissante de “chambres d’écho” dans lesquelles étaient répétées et partagées de manière obsessionnelle les récits des survivants de l’attaque et le drame des otages. Ce qui m’a le plus frappé, c’est leur absence totale d’intérêt pour ce que disaient les autres, pour le point de vue des Palestiniens. C’était comme si Israël vivait dans une réalité parallèle ; et dans une certaine mesure, c’est toujours le cas aujourd’hui, près de deux ans plus tard. »
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Au fil des mois, le chercheur a aussi été frappé par le silence du monde académique israélien et américain sur la gravité des faits. « J’ai ressenti le besoin de consigner et reconstruire les événements qui se déroulaient sous nos yeux. J’ai pensé que, grâce aux outils du chercheur, je pouvais donner une voix à ceux qui n’en ont pas – raconte-t-il – et rassembler les preuves des crimes commis par Israël. Au début, personne ne prêtait attention à ce que je publiais sur les réseaux sociaux, même en citant mes sources et les témoignages depuis Gaza. Puis, soudainement, le tout est devenu viral, et de plus en plus de gens ont commencé à me contacter pour raconter leurs histoires et me signaler d’autres épisodes. J’ai alors compris combien ce travail était nécessaire, et qu’il était à ma portée. »
Quand on déshumanise un peuple
Le résultat est un acte d’accusation dur, structuré et détaillé, composé de milliers de données, faits et circonstances concernant la destruction de Gaza et les actions du gouvernement, des médias, de l’armée israélienne (avec ses règles d’engagement tenues secrètes) et de la société israélienne en général. Dans une section consacrée à la déshumanisation de l’ennemi, l’historien recense des centaines d’exemples de comportements cruels émanant des dirigeants de l’État mais aussi des militaires, envers les habitants de Gaza qualifiés d’« êtres bestiaux ».
« Le discours public israélien – souligne le professeur – a déshumanisé les Palestiniens à un tel point que la majorité des Juifs israéliens soutiennent le nettoyage ethnique ainsi que l’utilisation de la faim, de la soif et du refus d’assistance médicale comme armes de guerre. Cette déshumanisation a été conduite par les plus hautes autorités de l’État, continue d’être soutenue par les infrastructures étatiques et militaires, et a été rendue possible par l’appui de la majorité des médias en Israël et en Occident, notamment aux États-Unis, en Grande-Bretagne et en Allemagne. »
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Dès le départ, note l’universitaire, Israël a mené une campagne médiatique mettant l’accent sur les horreurs du 7 octobre, en mêlant faits établis et allégations non prouvées, en empêchant les journalistes d’entrer à Gaza, en discréditant les voix critiques à l’étranger, et en contrôlant le flux d’informations interne pour orienter l’opinion publique israélienne en faveur de la guerre. « Le résultat, c’est que les récits officiels et les médias restent, majoritairement et sans esprit critique, favorables à la guerre, avec une autocensure pratiquée autant par les institutions que par les individus. »
Le chercheur a continué d’actualiser et d’enrichir les différentes sections : aujourd’hui, le rapport rassemble des milliers de signalements et de documents probants, dont beaucoup collectés simplement en explorant internet, en sauvegardant des vidéos de violences et d’actes de vandalisme publiés par des soldats et colons israéliens sur leurs propres réseaux sociaux. On y trouve par exemple la preuve d’une femme âgée tuée d’une balle alors qu’elle tenait son petit-fils par la main et agitait de l’autre une bannière blanche ; de deux jeunes filles mortes écrasées par la foule alors qu’elles tentaient d’obtenir de la nourriture ; de prisonniers dénudés, les yeux bandés et humiliés ; ou encore de soldats vandalisant des écoles, des universités et des mosquées tout en publiant moqueries et insultes sur leurs profils.
« Je ne sauverai pas le monde, mais… »
La section consacrée aux règles d’engagement de l’armée israélienne – tenues secrètes depuis 2018 – révèle à quel point « les vies palestiniennes valent incroyablement peu », au point que les soldats sont autorisés à tuer même en l’absence de danger imminent ou sans pouvoir identifier clairement un Palestinien perçu comme une menace. En juin 2025, un réserviste a admis que « plus personne ne se soucie de Gaza. C’est devenu un lieu avec ses propres règles d’engagement. Les pertes humaines n’intéressent plus personne, ce ne sont même plus des incidents malheureux, comme on dit dans l’armée ».
En témoignent, entre autres, les centaines de Palestiniens tués par des tirs israéliens au cours des deux derniers mois alors qu’ils faisaient la queue pour obtenir de la nourriture, ou les ordres de faire sauter les décombres d’immeubles détruits sans objectif stratégique ni utilité militaire.
« Je ne pense pas pouvoir sauver le monde, conclut Mordechai. Je ne m’attends pas à ce que ce travail produise des changements tangibles à court terme. Je me considère simplement comme un maillon d’une chaîne bien plus vaste que moi : d’autres m’ont inspiré, et j’espère à mon tour en inspirer d’autres à poursuivre ce que nous faisons et à dénoncer haut et fort ce génocide. Celui qui sauve une vie sauve le monde entier, et peut-être que faire changer d’avis une seule personne, ou lui faire comprendre une réalité qu’elle n’avait pas perçue auparavant… Cela suffit à me faire penser que j’ai atteint mon but. »