
Le défi du dialogue, Mgr Jallouf en sait quelque chose. Dans le village de Knayeh en Syrie, il a été durant 12 ans curé tandis que la région était devenue un califat islamiste. Il a vu défiler les groupes djihadistes les plus radicaux. Au péril de sa vie, pour défendre sa communauté, il s’est dressé pour vivre une autre radicalité, celle d’un christianisme confessant la charité et capable de soutenir le bras de fer quand nécessaire. Récit.
Quand il a su qu’il allait rencontrer le chef religieux local de l’État islamique le père Jallouf est “devenu pâle” 1 et est allé prier. “Le lendemain à neuf heures, deux véhicules blindés se sont arrêtés à la porte du couvent. Tous les hommes étaient armés, kalachnikovs en bandoulière et portant des ceintures d’explosifs. Un homme d’un mètre quatre-vingt-dix, aux larges épaules, est sorti d’un des engins et s’est présenté avec arrogance : “Je suis Abou Ayoub al-Tounisi.” Sur le même ton, je lui ai répondu : “Je suis le père Hanna Jallouf.”
Nous sommes en 2013, cela fait deux ans que la guerre a commencé. La région d’Idlib est le dernier grand bastion de l’opposition armée au régime de Bachar al-Assad. Au moment où la rencontre a lieu, les groupes islamistes rivalisent d’ardeur sur le territoire. Des chrétiens n’y ont pas leur place. Le prêtre n’entend pas céder.
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Abou Ayoub lui demande de se convertir à l’islam avec toute sa communauté. En guise de réponse Mgr Jallouf interroge : “On t’appelle al-Tounisi, tu viens de Tunisie ? – Oui. – Sais-tu que la Tunisie était chrétienne avant d’être musulmane ? Elle a donné de grands saints, saint Augustin et sainte Monique, saintes Félicité et Perpétue, saint Cyprien. Je te propose de revenir au christianisme.” “Il était furieux”, pourtant la discussion se poursuit à laquelle le père coupe court. “Je ne deviendrai pas musulman, et tu ne deviendras pas chrétien. Dis-moi ce que nous pouvons faire ensemble pour servir le peuple sous notre responsabilité.”
La suite du récit n’est pas moins surréaliste. Puisque l’État islamique prétend être le maître, il doit en faire la démonstration. Un paroissien a été kidnappé 58 jours plus tôt, et le curé, qui ignore s’il est vivant ou mort, demande à al-Tounisi de l’aider à le retrouver. Une semaine plus tard, celui-ci revenait avec l’otage en vie.
Négociations
Mais le franciscain syrien n’est pas né de la dernière pluie. Il sait qu’il ne faut pas non plus braquer son interlocuteur. Ici ou là, il faut faire des concessions. De leur côté, comme al-Tounisi l’avait demandé, les paroissiens ont retiré toutes les croix, tous les signes religieux, toutes les bibles et images pieuses.Ils n’ont plus fait non plus sonner les cloches. Les deux points sur lesquels le curé avait refusé de transiger : que les femmes soient voilées et que les hommes paient la djizîa fixée à 17 grammes d’or, une compensation annuelle pour avoir la vie sauve et recevoir protection.

De part et d’autre, on constate que la parole donnée a été respectée, la coexistence peut commencer. Quand il en témoigne, Mgr Jallouf dit même : “Ainsi est née entre nous une amitié incroyable, qui ne peut être définie.” Il répète le mot d’amitié en en connaissant exactement le sens.
“Puis est arrivé le Front Al-Nosra, dirigé par al-Joulani 2. Sa première question a été : “Vous avez fait comment avec l’État islamique ?”, je lui ai répondu que nous avions appliqué le Pacte d’Omar”. Une convention attribuée au second calife, Omar Ibn Al-Khattab, qui accordait aux non-musulmans, un statut de “dhimmi”. “On continue comme ça” répondit-il.
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Pourtant un mois après, à l’automne 2014, les persécutions ont commencé, explique l’évêque qui énumère les privations : “Les hommes du Front Al-Nosra ont pris nos églises, nos terres, nos maisons, nos biens. Nous sommes passés par des jours horribles.” Un jour, les djihadistes lui mettent le canon d’un fusil sur la tempe et lui demandent d’écrire son propre acte de décès ; s’ils ne le tuent pas maintenant, ils le feront demain sur la place. Le curé demande à pouvoir s’entretenir avec leur chef. Le lendemain, des soldats viennent le chercher, mais en fait de rencontre, il est emprisonné, 17 paroissiens avec lui.
Partir de l’islam
Dans ces conditions, le père Hanna va encore trouver les mots pour chercher à alléger les souffrances de ceux, emprisonnés avec lui, battus pour obtenir leur conversion à l’islam. Répondant à l’accusation de collaboration des partisans du régime de Damas, il dit qu’il reçoit quiconque se présente à sa porte. Du reste, depuis le début de la guerre il a accueilli des réfugiés, des chrétiens comme des musulmans, tant alaouites que sunnites. “Puis je ne sais pas trop ce qui m’a pris et je leur ai dit : Vous êtes des hommes sans miséricorde, sans foi, ni loi”. Et il rappelle aux djihadistes les règles basiques de l’islam : la séparation des hommes des femmes, le respect de ces dernières. Le lendemain, elles étaient toutes relâchées. Les hommes restèrent 19 jours mais furent libérés à leur tour.

Reste que jusqu’en 2017, la situation a été difficile et tendue pour la communauté chrétienne. C’est alors qu’al-Joulani à la tête d’Hayat Tahrir al-Cham, décide de poser les bases d’un nouvel État sur le territoire du gouvernorat d’Idlib. “Il a essayé dès le début d’intégrer les druzes, les turkmènes, les chrétiens, etc.” L’atmosphère se détend mais la communauté chrétienne reste déconsidérée. Aussi, en 2022, le père Hanna demande-t-il à rencontrer al-Joulani pour lui exposer toutes les difficultés de ces dernières années, les spoliations, les vols, les maltraitances de toute sorte, les privations de droits religieux, l’emprisonnement. “Il a demandé – Mais qui vous a fait subir tout cela ? – Tes hommes ! – Écoute, m’a dit Joulani, nous sommes en juin, en juin l’année prochaine, j’espère qu’il n’y aura plus aucun litige entre nous.” Deux jours plus tard, il envoyait deux de ses collaborateurs pour mettre en place une stratégie de récupération des biens. Le père Hanna insista pour que justice soit d’abord faite aux veuves et aux orphelins. Deux mois après, raconte l’évêque, les veuves récupéraient leurs maisons et leurs champs. “Là aussi des amitiés se sont nouées” dit Mgr Jallouf.
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Quand il fut nommé évêque en juillet 2023, al-Joulani envoya trois de ses collaborateurs lui présenter ses vœux et l’informer qu’il organisait une réception pour lui à Idlib. Al-Joulani lui envoya un 4×4 blanc et un bus pour 50 personnes. Dans la salle de réception les attendait un copieux banquet. C’est le bras droit d’al-Joulani qui prononça le discours et donna à l’évêque un cadeau de mariage. “C’était incroyable, sourit encore l’évêque – J’ai demandé – Mais pourquoi un cadeau de mariage ? – Parce que tu es notre époux !” Le surlendemain il rencontrait al-Joulani en privé. L’évêque lui raconta l’épisode de la rencontre de saint François avec le sultan et les bénéfices de cette rencontre. “Je quitte le gouvernorat [pour rejoindre Alep], lui dit-il, je remets entre tes mains la vie des chrétiens d’ici. Il m’a répondu – ya ´ouyoūnĩ, la prunelle de mes yeux. Et il a ajouté – Nous nous verrons à Alep. Et de fait un an et demi après, ses troupes sont entrées dans la ville. Les chefs de ses armées sont venus me saluer et j’ai parlé au téléphone avec al-Charaa (al-Jouani) qui m’a assuré que les chrétiens n’auraient rien à craindre et qu’ils pouvaient orner les églises pour Noël et sonner les cloches.”
Témoigner du christianisme
Depuis, Mgr Hanna pense que le Seigneur après tout, l’a peut-être choisi lui, pour qu’il soit là au moment de cette transition du pouvoir en Syrie. Car s’il est capable de tenir tête, ce qui prévaut pour lui, c’est de témoigner des valeurs du christianisme.
“Nous devons redire aujourd’hui aux chrétiens de Syrie que nous sommes les témoins du Ressuscité. Et que nous devons annoncer l’Évangile avec notre vie. À Knayeh, nous avons témoigné devant les musulmans en leur montrant que les chrétiens ne mentent pas, qu’ils sont fidèles à la parole donnée, que leurs maisons demeurent ouvertes à tous, qu’ils sont loyaux et serviables. Être chrétien ce n’est pas seulement boire de l’alcool ou pouvoir s’habiller en minijupe. Nous pouvons être des artisans de paix, des porteurs du message du Christ, parce que nous y sommes appelés.
Quand on lui parle qu’ici ou là, le nouveau régime n’a pas su défendre les chrétiens, il commente : “Tant de gens innocents ont payé de leur sang durant cette guerre. Le christianisme a payé un lourd tribut, mais le sang versé des martyrs fait fleurir de nouveaux chemins de paix. Le Seigneur n’a pas dit que tout irait bien et que nous serions gâtés, il a dit : “Heureux vous qui êtes persécutés, car le Royaume de Dieu est à vous”. Si nous fuyons la Croix, nous ne sommes pas chrétiens.

Mgr Hanna Jallouf : La voix des latins en Syrie
Depuis la chute du régime de Bachar al-Assad, Mgr Jallouf veut croire en l’avenir pour la communauté chrétienne de Syrie.
Son optimisme n’a rien de béat.
Né le 16 juillet 1952 à Knayeh, dans le nord-ouest de la Syrie, il est frère franciscain et évêque catholique. Depuis juillet 2023 il est vicaire apostolique d’Alep pour les fidèles de rite latin. Membre de la Custodie de Terre Sainte, il a consacré sa vie au service pastoral en Syrie, notamment dans les régions les plus touchées par la guerre civile.
- L’article est écrit sur la base du témoignage donné par Mgr Hanna Jallouf lors des rencontres estivales de Rimini en Italie le 24 août 2025 et dans une interview avec l’ONG de la Custodie Pro Terra Sancta, à la même période. ↩︎
- Ahmed al-Charaa, l’actuel homme fort de la Syrie, également connu par son nom de guerre d’Abou Mohammed al-Joulani. ↩︎

