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Mgr Grégoire-Pierre Melki: « C’est une situation tragique pour notre Église »

M-A. Beaulieu et N. Kimmel
5 novembre 2014
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Mgr Grégoire-Pierre Melki est exarque patriarcal de Jérusalem et de Terre Sainte pour l’Église syriaque-catholique. Terre Sainte Magazine l’a rencontré au sujet de l’actualité de l’Église syriaque face à la progression de l’État islamique au Levant.


Monseigneur, quelles sont les nouvelles d’Irak et de Syrie pour l’Église syriaque ?

Je me suis récemment rendu à Amman. J’y ai rencontré des chrétiens réfugiés en Jordanie car le roi leur a ouvert les portes. Dans un premier temps, le gouvernement avait demandé à ses services de superviser les opérations. Et le droit d’asile devait être accordé à 1000 personnes. Or ce chiffre a rapidement été atteint et d’autres chrétiens affluaient si bien que le nombre aurait été porté à 3000. Le roi aurait dit : “Il n’y a pas de limites pour les chrétiens”.

Assez vite, le gouvernement jordanien a chargé la Caritas d’accueillir les réfugiés. Il faut réaliser qu’ils n’ont souvent plus rien et ont mis leurs dernières économies dans le billet d’avion qui les a amenés d’Erbil. Ces réfugiés sont décidés à quitter leur pays, en abandonnant tout… Est-ce un départ définitif excluant tout vouloir de retour ? Quand ils viennent en Jordanie, c’est dans l’espoir d’obtenir un visa pour un pays d’accueil. Et une fois qu’ils sont à Amman, ils espèrent être inscrits par l’Office des réfugiés des Nations-Unies pour pouvoir bénéficier du traitement accordé aux réfugiés.

Vous avez visité les camps de réfugiés en Jordanie, puisque ce territoire fait partie de votre diocèse. Quel langage leur tenez-vous ? Que leur dites-vous ?

Vous savez… Nous sommes vraiment dans l’embarras quand il s’agit de leur parler. Personnellement, je me suis senti mal à l’aise. Je leur ai dit combien les voir ici, dans cette situation, nous attriste. Bien que le fait de les voir partir vers d’autres horizons nous déchire le cœur, nous ne pouvons néanmoins que leur souhaiter que leur démarche soit couronnée de succès. Même si nous savons bien que ceux qui quittent ne veulent plus regarder en arrière. Et devant le sort qui leur a été infligé en les rendant démunis de presque tout sauf de leur dignité humaine et de leur foi chrétienne, qui oserait leur faire reproche d’avoir quitté terre et patrie ? En face de telles situations, je me sens plutôt enclin à les inviter à se confier au Seigneur dans leur détresse.

Avec les autres Églises orientales, vous courez le risque que le Proche Orient se vide de sa culture chrétienne ancestrale. Devant cette émigration massive, y a-t-il des structures ecclésiales prêtes à accueillir ces chrétiens en Occident, de manière à leur permettre de conserver leurs spécificités orientales ?

Justement. J’ai proposé au patriarche d’aborder ce point lors de notre prochain synode (qui aura lieu en décembre 2014, ndlr.)

Il faut que nous prenions le temps d’analyser et de discuter objectivement. Si vraiment on ne peut rien contre cet exode, il faudra pouvoir veiller à l’installation de nos fidèles dans leurs pays d’accueil, je dirais de la “diaspora”. Non seulement au niveau de l’installation des personnes mais aussi sur le plan pastoral et culturel. Vous savez, nous sommes blessés. Ce qui se passe aujourd’hui en Irak et en Syrie, c’est un coup tragique pour nous.
Pour nous chrétiens, et notamment pour nous les Syriaques. Nous formons une des plus petites Églises orientales ; et notre présence la plus importante se trouvait en Irak et en Syrie. Si nos communautés de ces deux pays s’en vont, alors que restera-t-il de notre présence au Moyen-Orient ? Il faudra tout repenser…

Comment nous, chrétiens latins, pouvons-nous concrètement vous aider ?

Est-ce que les chrétiens d’Occident ne peuvent pas faire davantage pression sur leurs gouvernements ? Vous avez beau offrir le logement à quelqu’un, ouvrir les bras pour accueillir nos réfugiés chez vous, vous êtes appelés à vous mobiliser sur tous les fronts en faveur de vos frères du Moyen-Orient. Il ne suffit pas de lancer des appels, de faire des déclarations, de donner un communiqué à la presse ou de dépêcher une aide matérielle… Bien sûr que nous avons besoin d’aide matérielle. Dans cette conjoncture, elle est nécessaire. Nous demandons à nos frères d’Occident de nous faire sentir leur proximité et leur solidarité par des gestes concrets d’accueil, d’hospitalité et de communion…

Qu’est-ce que les gouvernements devraient faire ?

Qui a créé Daesh ! Sont-ils venus de rien ! Qui les a armés, les a poussés à venir en Syrie puis en Irak ! D’où viennent toutes ces armes très modernes ! L’Occident a pris la décision de former une coalition. Bravo. Cela fait deux semaines et plus qu’ils ont lancé les attaques aériennes. Ont-ils arrêté Daesh en Irak ou en Syrie ? Au lieu d’attiser les tensions en armant les factions les unes contre les autres, les gouvernements, quels qu’ils soient, devraient s’abstenir de leur fournir armes et argent ; ils seraient plus humains dans leur politique s’ils visaient, au-delà de leurs propres intérêts, la stabilité et le bien-être des pays qu’ils prétendent aider.

Pensez-vous que ce soit la lutte contre Bashar-el-Assad qui ait permis d’armer les rebelles et donc l’État islamique ?

Je m’abstiens de répondre directement à votre question. Mais je me demande quand même pourquoi on laisse traîner en longueur une situation humainement inacceptable alors qu’on aurait pu y remédier moyennant le dialogue et en faisant pression sur les différentes parties en lutte.

D’ailleurs, le ministre des Affaires étrangères d’Égypte a déclaré ces derniers jours que pour pouvoir vaincre Daesh, il faut que les pays fournisseurs cessent de les armer. Certains des pays qui ont accepté de se rallier aux Américains, comme l’Arabie Saoudite, les Émirats, le Qatar, le Koweït, ont armé l’opposition syrienne. Quand vous entendez Barack Obama vous dire : “Cette guerre va prendre des années, deux, trois, quatre ans…” Va-t-on attendre encore trois ans ? Va-t-on attendre que la situation se dégrade encore ? Que signifie tout cela ?

Que pensez-vous des propos du roi Abdallah à la tribune de l’ONU disant que les chrétiens étaient “partie intégrante et nécessaire du monde arabe” ?

C’est la position de la Jordanie, sa position de toujours. Nous devons dire que le roi a toujours prôné cette politique.
Il est sincère ; il veut garder les chrétiens et il croit vraiment que les arabes chrétiens font partie intégrante de la région et que leur apport à son histoire est indéniable et indiscutable. C’est pourquoi, on le voit ouvrir les portes à tous les réfugiés chrétiens comme non-chrétiens. N’oublions pas cependant que la Jordanie est un pays pauvre ayant besoin de l’aide d’autres pays et qu’en tant que tel, l’accueil des réfugiés lui devient fort onéreux.

Concernant votre pays d’origine, le Liban, on parle de près d’un million de réfugiés…

Même plus ! Les réfugiés compteraient pour un tiers de la population libanaise ! Les chrétiens commencent à avoir peur. On sait qu’il y a des percées de Daesh. Mais le pays est trop divisé pour adopter une politique claire contre l’État islamique. On n’arrive même pas à s’entendre sur la stratégie à suivre quant à l’accueil des réfugiés. Ce qui fait du problème des réfugiés une vraie bombe à retardement qui pourrait produire une déflagration de l’équilibre national, si fragile déjà ! À preuve nous pouvons citer les récents événements qui ont opposé à Arsal l’armée libanaise à Nosra et Daesh avec l’enlèvement par ces derniers d’une trentaine de soldats et de gendarmes…

On entend dire ici que l’Occident organise le chaos au Proche-Orient ?

Que la théorie du complot existe ou n’existe pas, personnellement je ne m’avancerai pas sur ce terrain. Quand bien même me reviennent en mémoire les accords Sykes-Picot de 1917, qui ont divisé la région selon les seuls intérêts des grandes puissances de l’époque… Beaucoup disent que nous assistons aujourd’hui à un nouveau Sykes-Picot. Les mêmes pensent que les occidentaux veulent mettre la main sur le pétrole et qu’ils ont sciemment empêché ces pays de se développer…

Que pensez-vous de la montée d’un islam radical en Occident ?

Il y a des années, on pouvait déjà voir des reportages sur des organisations islamiques s’entraînant aux États-Unis, en Europe, etc. Les gouvernements respectifs n’étaient-ils pas au courant ? Pourquoi a-t-on fermé les yeux ? J’espère que ce qui se passe aujourd’hui permettra une prise de conscience profonde, réelle, et sincère.

Croyez-vous que l’Occident soit en mesure de renverser la tendance ?

Je pense que oui. Même si aujourd’hui ça devient plus compliqué. Les facilités de communication laissent la place à toutes les propagandes y compris djihadistes. Il est regrettable que les autorités musulmanes n’aient pas élevé la voix pour dénoncer ce qui arrivait aux chrétiens.
Il y a des silences complices.

Face à tout cela, gardez-vous espoir ?

Il faut garder espoir. Il le faut. Nous, comme chrétiens, sommes les disciples de l’espérance. C’est notre vocation, notre raison d’être. Ce qui nous réjouit, c’est de voir ces chrétiens attachés à leur foi. Malgré tout ce qui leur est arrivé, ils sont encore chrétiens et veulent le rester. C’est un très beau témoignage.
Et c’est un stimulant pour chacun de nous. Portez tout cela dans vos prières !

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