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L’autre porte de la Nativité

Par Patrick Donabédian Maître de conférences à l’Université Aix-Marseille
30 janvier 2019
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L’autre porte de la Nativité
Le bois de la porte a été traité contre les vers et champignons qui avaient pu l’attaquer, puis il a été abondamment nourri.

Des générations de pèlerins sont passées par cette porte sans lui prêter la moindre attention. Diminuée d’un tiers par un faux plafond, recouverte de planches sales, jamais entretenue, l’étroite porte de bois qui permet du narthex l’accès à la nef de la basilique de la Nativité est un joyau arménien du XIIIe siècle.


Parmi les précieux témoignages de la présence arménienne en Terre Sainte, la porte en bois de Bethléem est d’un intérêt tout particulier. Située à l’entrée de la basilique de la Nativité, elle permet actuellement le passage du narthex à la nef de l’église. Longtemps cachée par un échafaudage, cette grande composition est aujourd’hui entièrement dégagée, depuis l’achèvement des travaux de restauration commencés en 2015. Privé de décoration, le registre inférieur comprend deux parois de planches horizontales surmontées d’un long “linteau”, qui encadrent la baie d’accès à la nef ; à l’inverse, le registre supérieur est richement ornementé.
Ce dernier correspond à une ancienne porte déposée au-dessus d’un dispositif fruste auquel elle est, à l’évidence, étrangère. Cette large porte comporte deux vantaux qu’unit un meneau médian, partiellement conservé, par lequel s’ajustaient les deux montants centraux. Les montants qui flanquent chaque vantail sont modestement agrémentés d’un large rinceau superficiellement incisé. Une brève inscription arménienne non datée est gravée sur le montant central droit. Les deux vantaux ont la même composition. Chacun est divisé en quatre panneaux rectangulaires verticaux par une large croix médiane. En très légère saillie plane, cette croix centrale est ornée, sur chaque bras, d’une large chaîne longitudinale à entrelacs végétaux complexes. Comme sur l’ensemble de l’œuvre, le bois est très érodé et seules de petites portions révèlent la grande finesse de la sculpture.
Parmi les quatre compartiments de chaque vantail, les deux supérieurs ont une composition à croix sur fond végétal, tandis que les deux inférieurs sont couverts de grandes et fines arabesques, sauf le premier panneau du vantail de gauche, qui a perdu son décor. Le dessin d’un visiteur arménien de 1865 montre une zone inférieure endommagée où seuls les deux panneaux latéraux sont en partie visibles, tandis que les deux centraux sont couverts de planches grossières. Cette zone inférieure a été depuis dégagée et partiellement complétée, sauf pour le panneau de gauche, laissé sans ornementation.

 

Voici à quoi ressemblait la porte d’entrée entre le narthex et la nef, jusqu’à la réfection entière du narthex à l’occasion des récents travaux de restauration de la basilique de la Nativité.

 

Sur le modèle des khatchkars

Les quatre panneaux supérieurs sont traités avec un soin particulier. Ils portent le décor caractéristique des khatchkars, ces stèles de pierre propres à l’Arménie médiévale, sur lesquelles la Croix est figurée en arbre de vie. Ici, quatre croix sculptées d’entrelacs se détachent sur un fond de rinceaux et de grappes de vigne. Une fine tige de bois clair, non ornementée, soulignait leur contour. La paire de croix de droite se distingue de celle de gauche.
À droite, les croix sont d’un type très répandu dans l’Arménie du Moyen Âge : leurs bras sont évasés et ont des extrémités trilobées. Au contraire, à gauche, les extrémités cruciformes sont d’un modèle moins fréquent, cependant attesté ici ou là, par exemple dans l’une des chapelles rupestres du monastère de la Sainte-Lance/Sourb Guéghard, ou sur certaines enluminures.
Au pied de chaque croix, sont représentés des motifs familiers : à droite, un demi-médaillon (dans l’un d’eux, on devine une paire de paons buvant à une coupe centrale), à gauche, un haut podium à gradins, probable évocation du Golgotha. Le dernier panneau de droite présente, dans ses quadrants inférieurs, deux petites croix latérales, allusion aux larrons de la crucifixion, fréquente sur les khatchkars à partir du XIIIe siècle. Comme sur ces derniers, l’ornementation à entrelacs et arabesques de la porte de Bethléem a bien des affinités avec les décors islamiques contemporains.

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Deux inscriptions sont gravées en haut des vantaux, à gauche en arabe, à droite en arménien. Disposé en trois lignes, le texte arménien est aujourd’hui très endommagé, mais il avait fait l’objet d’une recension de pèlerins. Il indique que la porte “de la Sainte-Mère de Dieu” fut exécutée en 1227 par le père Abraham et par Arak’êl, du temps du roi d’Arménie cilicienne Hét’oum Ier (1225/1226-1269).
La référence à Hét’oum pourrait éclairer la signification de la brève inscription arménienne du montant central droit “Seigneur Dieu aie pitié d’Alitz, rose de la maison”. Fréquent en Arménie cilicienne aux XIIIe-XIVe siècle, le prénom féminin Alitz, dérivé des prénoms francs Alix, Alice, permet de situer l’inscription plus ou moins à la même période que la création de la porte. Ce prénom, porté par plusieurs princesses arméniennes de Cilicie, le fut en particulier par la mère du roi Hét’oum Ier. Malgré la grande retenue de l’épitaphe, n’est-ce pas la mère du roi qui est évoquée ici, avec pour toute allusion à son haut rang, la poétique image de la rose ?
De son côté, le texte arabe, composé de deux lignes, précise que la porte fut achevée “avec l’aide d’Allah”, sous le règne du sultan al-Malik al-Mu’azzam, sultan ayyoubide de Damas de 1218 à 1227.

 

Photographiée de plus près, la décoration de la porte laisse apparaître toute sa richesse.

 

Témoignage de dialogue

La porte de Bethléem provient d’un sanctuaire arménien dédié à la Sainte Mère de Dieu, différent de la basilique de la Nativité. Elle appartenait peut-être au monastère arménien qui lui est contigu et où une chapelle Sainte-Mère de Dieu datée de 1621 pourrait conserver le souvenir d’une église plus ancienne. Quoi qu’il en soit, cette porte présente, avec ses panneaux supérieurs insérés dans un vaste ensemble, une interprétation originale d’un principe appliqué sur plusieurs portes de l’Arménie médiévale, celui de la transposition en bois de décors propres aux khatchkars en pierre : citons les portes de Séwan (1176), Tat’ew (1253 et 1614), et Saints-Joachim-et-Anne près d’Eudocie (1479). La porte de 1227 se singularise par l’ampleur inhabituelle de sa composition ; bien que très érodée, elle offre un bel exemple de la sculpture arménienne à son zénith médiéval, ainsi qu’un remarquable témoignage de dialogue arabo-arménien et islamo-chrétien. ♦

 

Dernière mise à jour: 05/03/2024 14:17

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