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La recherche française à Jérusalem : deux yeux sur le monde

Paul Turban
30 septembre 2018
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La recherche française à Jérusalem : deux yeux sur le monde
Visite du site archéologique de Motsa à l’occasion de la signature d’un accord de coopération internationale entre le CNRS et l’Autorité des Antiquités israéliennes, 10 juillet 2018.

Jérusalem est dotée de deux instituts français de recherche à l’étranger. Une particularité loin d’être superflue, face à la richesse et à la complexité de la région Israël/Territoires palestiniens/Jérusalem.


A l’ouest le Centre de Recherche Français à Jérusalem (CRFJ). À l’est l’antenne palestinienne de l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo). Exception pour la recherche française, Jérusalem est la seule ville à accueillir deux instituts de recherche à l’étranger (IFRE). Placées sous la double tutelle du Ministère des Affaires Étrangères et du Centre national de la recherche scientifique (CNRS), ces deux institutions de la ville sainte sont des postes avancés de la recherche en Israël, dans les Territoires palestiniens et à Jérusalem.

Le Centre de Recherche Français de Jérusalem est né rapidement après la naissance de l’État d’Israël. Il s’est néanmoins transformé au cours du temps, raconte François Bon son directeur : “Historiquement, le centre était dédié uniquement à l’archéologie, spécialement l’archéologie préhistorique. En 1952 le préhistorien Jean Perrot le monte comme mission archéologique française. Le centre accueillait alors des archéologues, professionnels et étudiants, pour mener à bien des fouilles. Il a fonctionné ainsi jusque dans les années 1980.”

De Damas à Beyrouth

Il change deux fois de nom, avant de devenir CRFJ en 1985. L’archéologie reste le cœur de l’activité, étendue notamment à la période médiévale. Le CRFJ est ainsi associé cette année aux fouilles du château croisé de Belvoir ou encore du cimetière médiéval d’Atlit.

“Ce n’est que dans les années 1980 que le centre s’est ouvert à toutes les autres disciplines qu’il couvre actuellement”, toutes les sciences humaines et sociales, de l’histoire aux sciences politiques, en passant par la linguistique et la sociologie. Ainsi s’y côtoient actuellement, pour ne citer qu’elles, l’archéologue Valentine Roux, spécialisée dans la céramologie, l’historienne de sociétés juives modernes Evelyne Oliel-Grausz, l’anthropologue Michelle Baussant ou encore la sociologue Sylvaine Bulle, spécialiste des politiques sécuritaires d’Israël.

Visite de l’équipe de l’Ifpo Tp sur le site de ‘Ain el-Ma’moudiyeh où la fouille est dirigée par Bertrand Riba. (Voir Terre Sainte Magazine mai juin 2018)

L’Ifpo n’est arrivé à Jérusalem qu’en 2012. Cet institut spécialisé dans la recherche proche (et moyen)-orientale naquit en 2003 de la fusion de plusieurs centres de recherche français présents depuis le début du XXe siècle en Syrie, au Liban et en Jordanie. L’Ifpo Jérusalem n’en est qu’une antenne, ce qu’explique sa responsable Najla Nakhlé-Cerruti : “La direction de l’Ifpo se situait à Damas, en Syrie, jusqu’en 2011. Elle a dû être fermée, comme l’antenne d’Alep. La direction est depuis à Beyrouth, au Liban. Il y a par ailleurs une antenne à Erbil (Irak) et à Amman (Jordanie).”

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Là encore, toutes les sciences humaines et sociales sont objets d’études au même titre que l’archéologie. Actuellement, y travaille aux côtés de Najla Cerruti-Nakhlé, spécialiste du théâtre palestinien, l’archéologue Bertrand Riba chercheur spécialisé dans les sites religieux chrétiens de la période byzantine et dans l’architecture paléochrétienne. Cette situation d’antenne de l’Ifpo explique la relative petitesse du centre de recherche, qui n’accueille actuellement que deux chercheurs permanents et deux doctorants, quand le CRFJ compte pour sa part quatre chercheuses en plus de son directeur, ainsi que cinq doctorantes.

De part et d’autre, les centres accueillent au fil de l’année des chercheurs et des étudiants pour des durées variables. La plupart viennent du CNRS mais quelques enseignants-chercheurs peuvent être détachés par leur université et affectés dans ces centres à l’étranger. Sans oublier les étudiants, doctorants et post-doctorants.

L’Ifpo, comme le CRFJ, propose régulièrement des conférences.
Leurs chercheurs respectifs font part de leurs travaux en cours où achevés devant un publique toujours attentif. Ici Claire Beaugrand.

Ouvrir de nouvelles perspectives

CRFJ et Ifpo offrent tout d’abord à ces chercheurs un accueil, et une base d’où mener leurs recherches de terrain. Pour François Bon cela fait la force de la recherche française, notamment en sciences sociales : “Des chercheurs étrangers font ici des actions ‘coup de poing’: ils viennent une semaine ou quinze jours faire leur enquête, ils repartent, écrivent trois articles, puis reviennent. Nous faisons partie des rares pays dans lesquels on peut mener des études de longue durée, sur plusieurs années.” Najla Nakhlé-Cerruti, qui a rédigé une thèse sur le théâtre palestinien et continue de travailler sur ce sujet, témoigne : “En Palestine les sources sont très difficiles d’accès et ne se trouvent qu’ici, souvent à l’oral. Le théâtre arabe est un genre peu publié.”

Un accueil dans un organisme français est plus simple et conserve une certaine neutralité vis-à-vis des organismes locaux, explique François Bon : “Il existe un système d’invitations de chercheurs par des universités étrangères. Dans ce cas, vous restez chercheur français, mais pour un temps membre de cette université étrangère. Notre centre permet d’accueillir des chercheurs français, dans un organisme français. Vous comprenez que la différence est sensible.”

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Un autre rôle important de ces centres est la transmission. Chaque institut a ses propres organes de communication. D’un côté, les Carnets du CRFJ, publiés en ligne, ainsi qu’une chaîne YouTube. De l’autre, les Carnets de l’Ifpo. Les deux centres de recherche ont aussi leur programme de conférences propre. Pour le CRFJ, il s’agit principalement de conférences en français et en anglais, organisées à Jérusalem. Particulièrement reconnu du fait de son ancienneté, le Centre est aussi sollicité par des institutions locales : “Nous organisons régulièrement des événements en collaboration avec d’autres organismes à Tel Aviv, Haïfa ou Jérusalem.”

Du côté de l’Ifpo, le choix est de multiplier les langues et les lieux. “Nous donnons des conférences dans les 3 langues. Au cours des derniers mois, nous avons organisé une conférence à Ramallah en anglais, une conférence en arabe et français à Jérusalem, et une conférence en français à Bethléem. L’arabe permet de s’adresser à la population locale. Le français est un moyen de toucher la communauté française. Et l’anglais élargit notre auditoire.” Des deux côtés, l’intérêt local pour la recherche française est palpable, notamment parce que les chercheurs traitent de nombreux sujets autres que le conflit israélo-palestinien.

Pour reprendre l’exemple des recherches de Najla Nakhlé-Cerruti sur le théâtre palestinien, “Il y a très peu de chercheurs qui travaillent sur ce sujet et peu de regards critiques dans le monde arabe, donc c’est très intéressant pour eux [les Palestiniens, NDLR], explique la chercheuse. Beaucoup de chercheurs travaillent sur l’identité, la construction nationale, etc. Nous sommes là pour offrir d’autres approches, ouvrir de nouvelles perspectives.”

Les deux centres sont suivis avec attention par leurs pairs. Ici, une partie de l’équipe du CRJF lors de la visite de M. Alain Schuhl, directeur général délégué à la science au CNRS.

Patte française

La transmission se fait aussi auprès des jeunes générations, françaises comme locales, et ce depuis longtemps. “Jean Perrot a contribué à former un certain nombre de chercheurs israéliens et palestiniens”, explique François Bon. Hier comme aujourd’hui, cela continue : dans les deux centres, doctorants et stagiaires sont accueillis et accompagnés dans leurs travaux. “Il y a une patte française. Les chercheurs français ont contribué et continuent à développer des méthodologies pour lesquelles il y a une attente”, indique l’archéologue, directeur du CRFJ. En céramologie, en paléo-métallurgie ou encore en thanato-archéologie (archéologie funéraire), les universités françaises ne cessent d’innover pour améliorer leurs méthodes d’interprétation. Le CRFJ est actuellement en train de mettre en place des programmes de formation avec l’Université hébraïque de Jérusalem.

Mais enfin, pourquoi deux centres de recherche français à Jérusalem ? La France a ‘seulement’ 27 instituts de recherche à l’étranger alors qu’il y a près de 200 États dans le monde. Et elle a fait le choix d’avoir deux de ces instituts dans une région grande comme la Bretagne. Pour des raisons diplomatiques bien-sûr : le CRFJ dépend de l’ambassade de France à Tel Aviv et l’Ifpo du consulat général de France à Jérusalem, mais non seulement : “Il n’y a pas de concurrence entre l’Ifpo et le CRFJ car nous ne travaillons pas sur les mêmes objets, explique Najla Nakhlé-Cerruti. Le CRFJ travaille sur l’objet Israël et l’Ifpo sur l’objet Territoires palestiniens. Cela se fait dans une réalité qui est beaucoup plus complexe, avec des notions territoriales, sociales, culturelles, historiques, etc. très mêlées et imbriquées.”

Étant donnée son inscription dans le réseau Ifpo, l’antenne de Jérusalem a le regard particulièrement tourné vers le monde arabe et plus largement l’Orient. Le CRFJ en revanche, a le regard tourné vers l’Europe et plus largement l’Occident. Et François Bon d’ajouter : “Il ne faut pas avoir un regard amputé. Si on regarde Israël ou la Palestine avec un seul œil s’arrêtant à la ligne verte (frontière de 1949 à 1967 entre Israël et la Cisjordanie alors annexée par la Jordanie – NDLR), on ne peut comprendre ce qui se passe.” Avant de conclure : “Travailler sur la région, c’est travailler sur le monde. Jérusalem est une ville-monde, ce qui permet de tirer des fils dans toutes les directions.”♦

Dernière mise à jour: 13/02/2024 14:45