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Dans les yeux émerveillés du musicologue

Cécile Lemoine
24 décembre 2021
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Dans les yeux émerveillés du musicologue
Les réserves du musée historique franciscain du couvent Saint-Sauveur ont ouvert leurs portes à David Catalunya pour l’étude des tuyaux de l’orgue médiéval. © Photos Nadim Asfour/CTS

Après un an et demi d’attente, David Catalunya a pu se rendre cet été à Jérusalem pour y étudier un orgue unique au monde et son carillon, tout droit sortis du XIIe siècle. Un instrument qu’il va s’atteler à reproduire ces cinq prochaines années, en partenariat avec le Terra Sancta Museum. Un projet aussi grand que les yeux qu’il a ouverts, découvrant des tubes en métal datant de l’époque des Croisés. Récit et rencontre.


David Catalunya se souviendra de ce moment toute sa vie. À Jérusalem, un matin de juillet, il pose enfin ses yeux et ses doigts sur les tuyaux corrodés d’un orgue unique au monde : le plus vieux jamais retrouvé dans le monde chrétien. Les jours qui suivent, le musicologue espagnol déballe, mesure, répertorie et classe, par taille et à même le sol, 222 tubes de métal tout droit sortis du XIIe siècle.

“Je suis resté sidéré, se remémore le chercheur, les yeux brillants derrière ses petites lunettes rondes. Les tuyaux, intacts, parlaient d’eux-mêmes.” Alors qu’il s’attendait à un long et complexe processus de classement, la structure de l’instrument reprend forme instantanément sur le carrelage d’un bureau du couvent Saint-Sauveur, QG des franciscains de Terre Sainte. C’est la Custodie qui veille sur ce trésor insoupçonné depuis sa redécouverte au XXe siècle et qui œuvre désormais à sa valorisation.

© Photos Nadim Asfour/CTS

Apportés de France lors des croisades, l’orgue et son carillon de cloches sont installés dans la basilique de la Nativité à Bethléem pour la décorer selon la mode européenne de l’époque. Les instruments seront précipitamment démontés et enfouis sous le sol de l’église par les Croisés, qui, avant d’être boutés hors de Terre Sainte par les troupes ottomanes en 1344, prennent le temps de protéger les trésors de la basilique, dans l’espoir que la splendeur du culte chrétien soit un jour restaurée à Bethléem. Les objets ne seront déterrés qu’en 1906 au hasard des travaux de la nouvelle Casa Nova, un hospice pour pèlerins.

Alignés en rangs serrés sur le carrelage, les tuyaux de l’orgue et les 13 cloches du carillon sont comme figés dans le temps. “On pourrait croire qu’ils ont été forgés hier”, s’extasie David Catalunya, dont l’œil expert ne laisse échapper aucun détail. Très vite il repère des lettres gravées à l’embouchure des fentes d’où s’échappent le vent et le son. Des notes. Et d’autres surprises encore. Trois jours durant, l’excitation lui fait perdre le sommeil. Tout entier dévoué à la préparation d’une conférence où il doit présenter ses premiers résultats et à la découverte d’un environnement qui le fascine, il oublie de dormir. Il n’a que deux semaines sur place, et compte bien profiter de chaque minute.

Combler un vide historique

Il faut le voir porter son regard émerveillé sur une Jérusalem, à la fois “centre du monde et petit village”, vidée de ses pèlerins. Un regard qui se fait plus attentif, mais silencieusement ébahi, dans la basilique de la Nativité, quand il part en quête de l’espace qui aurait pu abriter l’instrument d’1m de haut sur 1m de large. Armé de son appareil photo, il mitraille les moindres recoins de l’édifice dont la structure est restée la même depuis les Croisés. Déjà plusieurs hypothèses se bousculent dans son esprit. Le musicologue arbore un sourire aussi large que sa joie : “Depuis que je suis ici, je suis submergé par une vague d’émotions d’autant plus fortes que cela fait un an et demi que j’attends, prépare et anticipe ce voyage. Tout est amplifié”, tente d’expliquer le musicologue, qui a bien failli ne pas monter dans l’avion, l’administration israélienne ayant fait des siennes.

“Comment personne n’a-t-il jamais pu s’y intéresser ? Cet orgue comble un vide historique et scientifique de plusieurs siècles. C’est énorme !”

Comment en vient-on à s’intéresser à ce type d’objet ? Par passion ? Tout a commencé en 2018. Le chercheur est alors à Oxford, en pleine écriture d’un chapitre dédié aux orgues et à leurs complexes machineries, dans un livre consacré à l’histoire de la musique. Lui-même est musicien professionnel, distingué par de nombreux prix. Il jouait de l’orgue à haut niveau avant que sa curiosité ne le pousse vers le monde universitaire. “Signification, usages, histoire… Je voulais en apprendre plus sur l’instrument que je pratiquais”, relit-il aujourd’hui. Des centaines de manuscrits décortiqués et une thèse plus tard, le voilà musicologue, spécialiste de la culture musicale religieuse médiévale.

David étudie soigneusement les quelques enluminures du Moyen-Age représentant des orgues.
Une mine d’information pour lui. © Nadim Asfour/CTS

Au cours des recherches qu’il effectue donc pour écrire son chapitre, David tombe sur un article qui mentionne l’existence, à Jérusalem, des restes d’un orgue datant des croisades. Sa curiosité est piquée au vif : “L’orgue le plus vieux jamais retrouvé dans le monde chrétien date du XVe siècle. Celui-ci pourrait battre le record !” Il sonde bibliothèques et Internet à la recherche d’informations. Chou blanc. Il reste interloqué : “Comment personne n’a-t-il jamais pu s’y intéresser ? Cet orgue comble un vide historique et scientifique de plusieurs siècles. C’est énorme !”

Redonner vie aux sons

Quelqu’un doit effectuer des recherches. Ce sera lui. Il contacte le Terra Sancta Museum qui abrite l’orgue et son carillon à Jérusalem. La réponse ne se fait pas attendre. Le musée des franciscains est en pleine construction et cherche à valoriser ses collections. Une collaboration avec David Catalunya serait du pain béni. “L’objectif est de mieux connaître cet orgue, de façon à mieux pouvoir le présenter dans le musée et contribuer à la connaissance musicale du Moyen Âge”, expose frère Stéphane Milovitch ofm, co-directeur du comité du musée qui a tout de suite perçu l’intérêt de la démarche.

Les contours d’un projet ambitieux se dessinent peu à peu dans l’esprit du chercheur. “L’idée serait de construire un fac-similé de l’orgue et de son carillon pour redonner vie aux sons qu’ils ont autrefois produits dans la basilique de la Nativité.” Une démarche de recherche et de reproduction qui devrait s’étaler sur 5 ans. Après une réunion skype de deux heures où le musicologue sent ses auditeurs “ouverts d’esprit et enthousiastes”, on lui propose de venir à Jérusalem. Le lendemain, la pandémie de Covid-19 ferme les frontières et met tous les projets en pause.

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Les deux années qui viennent de s’écouler n’auront cependant pas été vaines. David Catalunya en a profité pour continuer ses recherches, approfondir ses connaissances, ou encore dresser des hypothèses à partir des quelques photos reçues des franciscains. Surtout, il est parvenu à réunir autour de lui une dizaine de sommités pour étudier l’instrument lors d’un prochain voyage en Terre Sainte. Des orgues en passant par le métal ou la musique médiévale, chacun est expert dans son domaine. L’ensemble de leurs connaissances réunies devraient permettre de mieux comprendre l’instrument et son carillon, de les analyser en détail, de les reconstruire en imagerie digitale 3D, avant de les reproduire à l’identique.

Mais où fut placé cet orgue à l’époque croisée ? ©Thomas Cœx

“Cette aventure est de celles qui changent une vie”, réalise le musicologue qui, à 40 ans, s’apprête à écrire une toute nouvelle page de son existence. Le projet en est à ce jour au stade préparatoire. Prochaines étapes : récolter les fonds qui manquent, continuer les recherches notamment dans les registres de la Custodie, faire venir le groupe d’experts à Jérusalem, et déménager du Royaume-Uni vers l’Allemagne. David Catalunya y rejoint l’Université de Würzburg, où il a effectué sa thèse, et qui le soutient dans son aventure.

Petit signe du destin, c’est justement de cette ville que Jean de Würzburg, un prêtre du XIIe siècle (tiens, tiens…), part vers la Terre Sainte dans les années 1160. Il décrit son périple à travers le Royaume de Jérusalem et les Lieux saints qu’il visite dans un ouvrage intitulé Descripitio terrae sanctae. La basilique de la Nativité en fait partie. Le hasard fait bien les choses.

FICHE D’IDENTITÉ

Bio express

Né en 1981 en Espagne, David Catalunya est historien et musicologue spécialiste de l’époque médiévale. Après une carrière artistique prolifique qui mène ce maître des claviers médiévaux et organiste hors-pair à la création en 2006 de Canto Coronato, un groupe de musique axé sur les répertoires musicaux du XIIIe au XVe siècle qui sera récompensé par de nombreux prix et distinctions, il se lance dans la recherche universitaire. Il soutient sa thèse à l’Université de Würzburg en Allemagne en 2016.

Il est actuellement chargé de recherche à l’université d’Oxford au Royaume-Uni.

Dernière mise à jour: 24/04/2024 11:22

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