De l’horizon impérial aux concurrences nationales
Quand paraît le premier numéro de La Terre Sainte, le 15 janvier 1921, la Palestine est à la croisée des chemins : les troupes ottomanes ont quitté la région depuis trois ans déjà mais les blessures de la guerre ne sont pas encore cicatrisées ; la Société des Nations (SDN) n’a pas encore officiellement confié l’administration mandataire à la Grande-Bretagne, mais les troupes britanniques occupent déjà le territoire ; les communautés juives et arabes ne sont pas encore en guérilla ouverte, mais les affrontements sporadiques ont déjà commencé…
En fait, a posteriori, il est assez difficile de se représenter quel était l’état d’esprit des différentes populations qui cohabitaient alors en Palestine : étaient-elles plutôt optimistes, ou plutôt pessimistes sur l’évolution de la situation ? Quels étaient les scénarios qu’elles pouvaient imaginer pour l’avenir, proche et lointain ?
En tout cas, ce qui est sûr, c’est que personne ne pouvait anticiper quelles seraient les étapes de cette “marche vers l’abîme” qui allait conduire la Palestine vers la guerre civile, jusqu’aux insurrections armées de la première intifada en 1936-1939. Quand ils évoquent la Palestine entre les deux guerres mondiales les historiens ont souvent tendance à opposer le calme relatif des années 1920 aux déchaînements de violences des années 1930, après le tournant décisif des émeutes d’août 1929, qui ont fait plusieurs centaines de morts parmi les communautés juives et arabes. En réalité, si on y regarde de plus près, on se rend compte que les contradictions constitutives du Mandat sont déjà en place au début des années 1920, même si les différents acteurs n’en ont pas encore conscience.
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Au milieu de cette “incertitude des temps”, il y a sans doute un élément qui se dessine clairement dans l’esprit des habitants de la Palestine au début des années 1920 : ils savent qu’ils viennent de sortir de “l’âge des empires” et qu’ils entrent, volontairement ou à reculons, dans “l’âge des nations”. En fait, c’est le tournant majeur, celui qui va entièrement restructurer leur vie quotidienne, leurs projets individuels et leurs mobilisations collectives. Avec la chute de l’empire ottoman, la Palestine cesse d’être un joyau ornemental sur une couronne impériale (perse, romaine, byzantine, omeyyade, fatimide, mamelouke, ottomane…) pour devenir le cœur d’un double projet de construction nationale.
Cette suspension du cadre supranational fragilise la dimension universelle de la Terre Sainte, et en particulier de Jérusalem, qui devient la capitale administrative de la Palestine mandataire et qui est désormais revendiquée comme future capitale politique par les deux camps.
La Palestine bascule donc au début des années 1920 dans un régime juridico-politique intrinsèquement contradictoire.
La Palestine comme enjeu d’une concurrence nationale ? Jérusalem revendiquée comme capitale politique ? Ce qui nous paraît évident aujourd’hui était en fait radicalement nouveau au début des années 1920 : depuis presque 2000 ans, la Palestine était devenue une province impériale et Jérusalem avait cessé d’être un centre de décision politique. À l’exception de la brève parenthèse des royaumes latins (1099-1187), la Palestine était intégrée dans des structures étatiques impériales dont la légitimité même reposait sur le dépassement des particularismes nationaux et communautaires. On comprend quelle peut être la portée historique de cette rupture majeure.
Si l’histoire de la Palestine en ce début des années 1920 est bien celle du passage d’un cadre supranational à un horizon national, alors l’occupation britannique apparaît comme une période de transition, tortueuse et complexe, de l’un à l’autre. Juridiquement, le Mandat confié en 1923 par la toute jeune Société des Nations à la Grande-Bretagne est un modèle hybride, symptomatique de ce passage de “l’âge des empires” à “l’âge des nations” : d’un côté la Palestine est de facto intégrée à la couronne impériale britannique et c’est le Colonial Office qui gère depuis Londres ce petit morceau de territoire. Mais de l’autre la SDN demande explicitement à l’autorité mandataire de permettre l’éclosion et l’épanouissement du principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes.
L’article 22 du pacte de la SDN stipule ainsi que les territoires placés sous mandat sont “habités par des peuples non encore capables de se diriger eux-mêmes dans les conditions particulièrement difficiles du monde moderne”, que “le bien-être et le développement de ces peuples forment une mission sacrée de civilisation” et qu’il convient donc de “confier la tutelle de ces peuples aux nations développées qui, en raison de leurs ressources, de leur expérience ou de leur position géographique, sont le mieux à même d’assumer cette responsabilité”. La contradiction politique originelle du Mandat est manifeste : ce régime d’occupation coloniale est conçu comme provisoire et doit théoriquement permettre l’épanouissement des aspirations nationales des peuples placés sous tutelle.
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La suite de l’article 22 précise que “le caractère du mandat doit différer suivant le degré de développement du peuple, la situation géographique du territoire et ses conditions économiques”. Concernant les anciens territoires de l’empire ottoman, la décision est prise de les intégrer dans les mandats dits “de classe A”, en raison de leur maturité politique, économique et sociale : “Certaines communautés y ont atteint un degré de développement tel que leur existence comme nations indépendantes peut être reconnue provisoirement, à la condition que les conseils et l’aide d’un mandataire guident leur administration jusqu’au moment où elles seront capables de se conduire seules”. La Palestine bascule donc au début des années 1920 dans un régime juridico-politique intrinsèquement contradictoire qui favorise l’expression des communautarismes religieux, envisagés par la puissance occupante comme un moyen de contrôler la situation, selon le fameux principe du divide et impera.
Les symptômes de ce basculement ne manquent pas : en avril 1920, lors du pèlerinage musulman de Nebi Mussa (la tombe de Moïse, à proximité de Jéricho), les processions dégénèrent en affrontements violents entre juifs et arabes. La police britannique se montrant incapable de maintenir l’ordre, le sioniste russe Zeev Jabotinsky organise des groupes juifs d’autodéfense pour protéger ses coreligionnaires. En deux jours le bilan s’établit à six morts de part et d’autre et à plusieurs centaines de blessés. À la suite de ces violences, le maire de Jérusalem Moussa Kazem al-Husseini est accusé d’avoir encouragé les émeutiers, il est révoqué et remplacé par Raghib Bey Nashashibi, membre d’une grande famille arabe rivale des Husseini et connu pour sa bienveillance envers le projet sioniste. Les fragiles équilibres qui avaient émergé à la fin de l’époque ottomane sont ainsi mis à mal par les atermoiements de la diplomatie britannique.
L’arrivée en juin 1920 du premier haut-commissaire britannique Herbert Samuel, juif et sioniste convaincu, nourrit les inquiétudes arabes, sans pour autant rassurer les leaders sionistes, inquiets des mesures immédiatement prises pour contrebalancer l’effet désastreux de sa nomination auprès des arabes. C’est ainsi que le nouveau haut-commissaire décide de nommer le jeune Hadj Amin al-Husseini au poste nouvellement créé de grand mufti de Palestine, après avoir annulé la peine de prison qu’il purgeait pour avoir participé aux émeutes de Nebi Mussa. On perçoit ici l’impasse dans laquelle s’enferment les autorités britanniques : une alternance brouillonne de mesures vexatoires et de gestes d’apaisement, de manœuvres d’intimidation et d’ébauches de conciliation vis-à-vis des deux parties en présence.
Dans son numéro inaugural de janvier 1921, La Terre Sainte relate les affrontements qui ont éclaté entre moines grecs, arméniens et franciscains autour du chantier de la nouvelle basilique de Gethsémani, celle qui sera inaugurée en 1924 sous le nom de “basilique de toutes les nations”
Dans ce contexte, difficile de savoir quel est l’état d’esprit des chrétiens de Palestine, qui découvrent pour la première fois la revue La Terre Sainte au début de l’année 1921. Certains sont directement engagés dans les luttes politiques et participent aux débats qui agitent alors les nationalistes arabes : en janvier 1919, lors du congrès des associations islamo-chrétiennes, la motion qui l’a emporté à une large majorité intègre la Palestine dans une “Grande Syrie” panarabe placée sous la tutelle de Damas. D’autres sont mobilisés dans les luttes fratricides entre communautés chrétiennes. Ainsi, dans son numéro inaugural de janvier 1921, La Terre Sainte relate les affrontements qui ont éclaté entre moines grecs, arméniens et franciscains autour du chantier de la nouvelle basilique de Gethsémani, celle qui sera inaugurée en 1924 sous le nom de “basilique de toutes les nations”, en référence aux financements internationaux qui ont contribué à sa construction… La Palestine a pourtant déjà basculé dans un nouveau monde, celui des affrontements nationalistes, mais le calme précaire qui règne alors peut encore laisser croire aux scénarios les plus optimistes…
BIBLIOGRAPHIE
Vincent Lemire
– Jérusalem : Histoire d’une ville-monde
Editeur : Flammarion- 2016, 535 pages
– Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles
Editeur : Armand Colin- 2013, 254 pages
– La soif de Jérusalem : Essai d’hydrohistoire (1840-1948)
Éditeur : Publications de La Sorbonne- 2011, 663 pages
Dernière mise à jour: 13/03/2024 12:56