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Sur la route: à la rencontre des chrétiens de Jordanie

Cécile Lemoine
8 septembre 2022
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À la paroisse d'Irbid, dans le nord de la Jordanie ©MAB/CTS

Qui sont-ils et à quoi rêvent-ils, ces chrétiens arabes qui vivent de l’autre côté du Jourdain ? Terre Sainte Magazine a pris la route pour aller à leur rencontre. Récit d’un périple en 5 étapes à travers le nord de la Jordanie : chaque ville est l’occasion de se pencher sur un défi de cette communauté à la réalité si différente de celle d’Israël et de la Palestine.


Amman. Tentaculaire et effervescente, la capitale de la Jordanie épouse de ses milliers d’immeubles immaculés le dénivelé des montagnes où elle est enchâssée. Première étape d’un voyage qui en comptera cinq, Amman est la parfaite entrée en matière pour se familiariser avec les problématiques de la présence chrétienne Outre-Jourdain. Environ 4 millions de personnes y vivent. C’est presque la moitié de la population jordanienne.

Pays à majorité sunnite, la Jordanie compte aussi près de 3% de chrétiens, soit entre 170 000 et 180 000 personnes. “La moitié d’entre-eux sont établis à Amman”, explique Mgr Jamal Daibes, le tout nouvel évêque de Jordanie qui a pris ses quartiers dans les locaux du Vicariat patriarcal, à Swaifyeh, à quelques encablures de la vieille ville d’Amman (voir l’interview p. 36).

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Deuxième poumon du Patriarcat latin de Jérusalem, cette portion du diocèse située en Jordaniecompte33 paroisses. Le Patriarcat y gère aussi 25 écoles et 35 jardins d’enfants, répartis sur tout le territoire. S’ils sont une minorité, les chrétiens sont des citoyens à part entière du Royaume Hachémite. Bien que l’islam soit la religion officielle, ils sont bien intégrés au tissu économique, social et politique. Ainsi 9 des 130 sièges de la Chambre des députés sont réservés aux chrétiens. Une part plus importante que leur pourcentage dans la société.

Ils occupent aussi des postes à responsabilité au sein du gouvernement, de l’armée et sont influents dans le secteur financier du pays. Beaucoup habitent les riches quartiers de la capitale. Cependant Amman n’est pas représentative de toute la Jordanie. Encore moins en ce qui concerne la vie des chrétiens. Pour comprendre leur réalité, il faut sortir de cette immense zone urbaine, de ce centre, et s’enfoncer dans les villages. Justement, la deuxième étape nous emmène plus au sud, aux abords du désert et de la route des Rois. Dans la ville des mosaïques. Madaba.

DIOCÈSE DE JÉRUSALEM

Répartition des paroisses du patriarcat latin

Jérusalem : 2 paroisses
Palestine : 14 paroisses
Israël : 14 paroisses
Jordanie : 32 paroisses
Chypre : 4 paroisses

Les premiers chrétiens en héritage

Célèbre pour sa carte en mosaïque répertoriant les lieux saints vénérés au VIe siècle à travers la Terre Sainte, la ville est le foyer de 15 000 chrétiens, tous rites confondus, pour une population totale de 85 000 habitants. Son histoire est intimement liée à celle des chrétiens des premiers siècles.

Ce sont eux qui ont édifié celle qui est nommée “Mèdaba” dans la Bible(1). Moabite puis ammonite, nabatéenne et enfin romaine, elle abrite, à l’époque byzantine, pas moins de 14 églises, avant d’être détruite par le grand tremblement de terre de 746. Ses habitants fuient. “Il faut attendre le XIXe siècle pour qu’elle reprenne vie à nouveau, raconte dans un français impeccable le père Firas Nasrawin, curé de la paroisse de Madaba depuis deux ans. À cette époque des tribus chrétiennes quittent la ville de Karak, plus méridionale, pour échapper à une persécution musulmane.

S’ils sont une minorité, les chrétiens sont des citoyens à part entière du Royaume Hachémite. Bien que l’islam soit la religion officielle, ils sont bien intégrés au tissu économique, social et politique.

Avec un curé italien ils fondent la paroisse latine en 1880”. “Le christianisme de Jordanie est l’expression de celui du Ier siècle, souligne Ayman Kildany, un Madabien pur jus, ancien secrétaire général du bureau jordanien des Écoles et de la catéchèse, puis guide touristique, désormais retraité et bénévole à la paroisse. Pendant la période byzantine, presque toute la population jordanienne était chrétienne”. Il est fier de cet héritage, il le revendique, mais ne peut s’empêcher d’observer : “Notre nombre ne cesse de diminuer.” En cause ? “Pas la persécution, comme dans les autres pays arabes, mais l’absence de travail, le manque de perspectives économiques”, estime le père Firas. À Madaba, où tous les hôtels appartiennent à des familles chrétiennes, la communauté a beaucoup souffert des conséquences du Covid-19 sur le tourisme.

Le Vatican de la Jordanie

Retour sur la route. Direction le nord, au rythme des dos-d’âne et des vendeurs de fruits qui hèlent le passant sur le bas-côté. Troisième étape : Fuheis. “C’est le Vatican de la Jordanie, rit Imad Twal, le prêtre de la paroisse latine. C’est l’une des 2 seules villes jordaniennes où il n’y a presque que des chrétiens.” Située à une vingtaine de kilomètres au nord-ouest d’Amman, la petite bourgade de 22 000 âmes compte 3 écoles paroissiales. Les seules du patriarcat latin où les élèves sont 100 % chrétiens alors que les chiffres habituels tournent autour de 40 % ou 50 %. “Les riches familles musulmanes mettent leurs enfants dans les écoles chrétiennes, car ce sont les meilleures du pays, explique le père Imad. Cela rend l’accès à une éducation de qualité plus difficile pour les familles chrétiennes modestes. Beaucoup ne veulent pas mettre leurs enfants dans les écoles publiques car il n’y a pas de cours de catéchisme.”

Pays qui promeut un islam sunnite ouvert et moderne, la Jordanie assure la liberté de culte à tous ses citoyens. “Mais il n’y a pas de liberté de conscience, nuance le prêtre de Fuheis. Les musulmans n’ont pas le droit de se convertir au christianisme.” Les chrétiens se retrouvent aussi en situation d’infériorité juridique dans le cas de mariages interreligieux, ou concernant l’héritage des femmes. Si une chrétienne peut épouser un musulman, un chrétien ne pourra épouser une musulmane que s’il se convertit. Et si un couple chrétien veut divorcer, l’homme doit se convertir à l’islam. “C’est pour cela que je dis à mes jeunes d’éviter de tomber amoureux de musulmans, glisse le père Imad. En plus de ces complications, ils risquent l’exclusion de leur communauté. La pression sociale et familiale est très forte sur le sujet.”

Le “camp de réfugiés du monde arabe”

Les paysages boisés, vallonnés et étonnamment verts du nord de la Jordanie défilent à travers les vitres. Un panneau pointe la direction de Damas alors que l’agglomération d’Irbid se profile. Deuxième plus grande ville du pays située à seulement 10 km de la Syrie, elle incarne ce “camp de réfugiés du monde arabe” qu’est devenue la Jordanie pour les habitants des pays arabes voisins en guerre. La paroisse latine (150 familles) est ainsi majoritairement composée de réfugiés palestiniens arrivés en Transjordanie en 1948, quand la Nakba les a chassés de Tibériade ou de Nazareth. Aujourd’hui près de la moitié de la population jordanienne a des origines palestiniennes. Ils vivent coupés de cette autre partie du diocèse. “C’est très difficile pour nous d’aller sur les Lieux saints en Israël ou en Palestine, parce qu’Israël nous refuse régulièrement les permis d’entrée, sans donner de raison”, regrette Rita, paroissienne dont la famille a fui Nazareth.

La montée en puissance de l’État islamique entre 2014 et 2017 a, quant à elle, généré de larges vagues de réfugiés syriens dont la plupart ont dû s’installer dans un camp en périphérie d’Irbid. “Le patriarche latin de l’époque, Mgr Fouad Twal, a demandé au roi jordanien l’autorisation de laisser ceux qui étaient chrétiens entrer dans les villes, relate père Sleman Shobash, curé de la paroisse depuis 7 ans. Abdallah II a accepté à la condition qu’ils soient accueillis par des paroissiens. Nous avons donc ouvert nos communautés et au début, on a tout partagé : la nourriture, les lits… La pression économique était très forte, surtout que ces réfugiés n’avaient pas le droit de travailler.” Une dizaine de familles chrétiennes syriennes se sont depuis installées à Irbid.

En plus de leur place importante dans le paysage éducatif, les institutions chrétiennes jouent donc un important rôle social en Jordanie, entre l’accueil des réfugiés, l’administration de certains hôpitaux, la gestion d’orphelinats. C’est le cas à Anjara, cinquième et dernière étape de ce périple. Niché au cœur des collines verdoyantes de Gaalad, ce village (25 000 habitants), entièrement chrétien au XXe siècle, n’abrite plus aujourd’hui qu’un îlot catholique, dont le rayonnement tient autant aux œuvres sociales qu’y mène la communauté du Verbe Incarné, qu’à la présence d’un sanctuaire qui commémore le passage de Jésus et Marie dans la région, à l’occasion d’un voyage de Jérusalem aux villes de la Décapole.

La Vierge aux larmes de sang

Depuis qu’un miracle y est survenu en 2010, Notre-Dame-du-Mont fait partie des sites de pèlerinages les plus importants de Jordanie. “La statue de la Vierge a pleuré des larmes de sang. C’est une des orphelines du centre qui les a remarquées, alors qu’elle faisait le ménage dans le sanctuaire”, raconte Sana Dababneh, une bénévole venue d’Amman pour prêter main-forte à la communauté alors que le sanctuaire s’apprête justement à célébrer son pèlerinage annuel. Plus de 2000 fidèles venus de toute la Jordanie sont attendus pour la célébration qui se tiendra en plein air le lendemain de notre visite, faute de place dans le petit sanctuaire.

Branle-bas de combat dans la cour où l’on teste la sono et répète une dernière fois les chants. Cet espace dessert à la fois le sanctuaire marial, l’église paroissiale, l’école, et la maison “Marie, mère d’espoir”, qui accueille depuis 2007 des enfants orphelins ou issus de familles “à problèmes”. C’est le premier, et à ce jour, le seul établissement de ce type en Jordanie. 25 enfants, exclusivement chrétiens, y grandissent, entourés par la communauté du Verbe Incarné. “Les jeunes qu’on reçoit viennent de familles brisées, avec un père souvent absent, violent, drogué, explique le père Youssef Atta, l’énergique directeur de la maison et curé de la paroisse. Alors on essaye de leur offrir une éducation, une bonne santé… Et on ne les laisse pas dans la nature quand ils atteignent 18 ans. On les aide jusqu’à ce qu’ils gagnent leur indépendance.”

Dans la petite maison réservée aux enfants de moins de 9 ans, c’est l’heure de la douche. Christina, 21 ans, est venue d’Amman pour donner un coup de main en vue des festivités. Elle fait partie des premiers enfants recueillis à Anjara et étudie aujourd’hui la communication numérique à l’université. D’une main adroite mais tendre, elle peigne et tresse les cheveux de ses “petites sœurs”, tout en racontant, les yeux brillants : “J’ai vécu de belles années ici. C’est une grande famille ici. On partage tout.”

La lumière dorée d’une fin d’après-midi estivale coule sur le sanctuaire, qui s’apprête à célébrer les vêpres. Notre périple jordanien s’achève ici, dans ce lieu si important pour le rayonnement d’une Église jordanienne contrastée, mais fière de ses héritages.

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