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À Taybeh, l’église el-Khadr ou le christianisme arabe en héritage

Cécile Lemoine
3 mars 2023
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À Taybeh, l’église el-Khadr ou le christianisme arabe en héritage
Traces d'un sacrifice sur le parvis des ruines de l'église byzantine el-Khader à Taybeh ©Cécile Lemoine/TSM

Dans le dernier village chrétien de Cisjordanie, il y a 4 églises pour 1300 habitants. Mais il y en a une qui fait vibrer le cœur des habitants plus que les autres : el-Khadr, l’église byzantine dédiée à saint Georges, symbole d’œcuménisme et d’un christianisme 100% palestinien où se perpétuent des traditions ancestrales.


La flaque de sang est encore fraîche. Le sacrifice remonte à quelques heures, tout au plus. Les murs et les pavés des ruines de l’église byzantine, ont été aspergés de sang par le geste sec du boucher sur le cou du mouton. Un sacrifice dans une église ? À Taybeh, seul village à la population entièrement chrétienne en Cisjordanie, la pratique est courante. “Hebdomadaire”, estiment certains habitants.

Elle est surtout unique et liée à la sacralité d’un lieu qui a traversé l’histoire du village : l’église el-Khadr. Edifiée au IVe siècle, les réaménagements, développements et reconstructions qu’elle a connus à travers le temps témoignent de la force de la dévotion populaire envers saint Georges, martyr palestinien du IIIe siècle érigé en héros local, à qui elle est dédiée. Imposantes et énigmatiques, ses ruines dominent les collines plantées d’oliviers qui s’étendent à perte de vue et les trois autres clochers du village.

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“Que ce soit la nuit ou le jour, il y a toujours du passage, des gens qui allument des cierges, qui viennent y dire une prière rapide”, raconte Tala, jeune professeure d’anglais à l’école roum-orthodoxe, avant de baisser la voix : “C’est un endroit plein d’histoire. Un peu sacré. Des vœux s’y réalisent.”

Et dans la culture du village, on rend grâce avec un sacrifice quand des prières sont exaucées. À chaque fois que ma tante tombait enceinte, elle faisait une fausse couche. Alors il y a six ans, quand elle nous a annoncé qu’elle attendait un nouveau bébé, la famille a décidé que si elle allait à terme, on sacrifierait un mouton. Et grâce à Dieu, leur fils est né”, poursuit la jeune femme.
La pratique glisse parfois vers la seule célébration des étapes importantes d’une vie. “Quand j’ai eu mon bac, ma tante a insisté pour qu’on fasse un sacrifice. Je lui ai dit : “Je l’ai eu, mon bac, c’est bon”, mais elle a insisté, sourit Qassam, journaliste fin connaisseur de l’histoire de Taybeh. C’est la tradition. Quand quelqu’un commence une activité professionnelle ou construit une maison, il va offrir un sacrifice. Quand on a construit la nôtre, beaucoup de gens ont insisté pour qu’on en offre un. Mon père, bien fidèle à sa réputation de communiste, a refusé.”

“C’est local. C’est cananéen“

La pratique symbolise ce christianisme primitif, d’expression arabe, palestinienne, dont les habitants de Taybeh sont si fiers. Qassam en fait remonter les origines au temps des Cananéens, ce peuple qui a habité la Terre Sainte 2 000 ans av. J.-C., et dont on a trouvé des traces lors des fouilles à Taybeh (2000-2009). “Cette pratique, mais aussi celle des prières pour demander la pluie, qu’on retrouve dans d’autres villages chrétiens et musulmans, ont été héritées des Cananéens, avant d’être hébraïsées, christianisées, puis islamisées. Mais c’est local. C’est palestinien. C’est cananéen. Cela s’est transmis de père en fils.” Au Khadr, le dénominateur commun, c’est avant tout la culture arabe, paysanne. Les sacrifices sont réalisés selon les règles du halal, et la viande est distribuée aux plus pauvres.
Si l’église est en ruine, elle reste vivante, habitée par cette envie de maintenir les traditions, de faire vivre un héritage. L’été, les gens s’y réunissent pour célébrer des mariages, des baptêmes. Toujours avec cette idée de rendre grâce ou pour apporter une dimension un peu plus sacrée à l’évènement. “J’ai prié pour que mon deuxième enfant soit une fille. Dieu m’a entendue, alors nous l’avons baptisée au Khadr”, relate la tante de Tala.
L’église byzantine joue un rôle central dans l’œcuménisme affiché par un village qui abrite trois dénominations chrétiennes différentes : les latins, les grecs-catholiques et les grecs-orthodoxes (roum orthodoxes comme ils aiment se définir par ici). C’est l’endroit qui réunit ces trois églises. “Lors du Dimanche des Rameaux, la procession passe devant chaque église du village, avant de se terminer au Khadr pour une célébration commune”, explique abouna Bashar, le curé de l’église latine. Les gens s’y retrouvent aussi lors du passage à la nouvelle année.” L’église byzantine et les traditions qui l’entourent font partie intégrante d’un christianisme qui se revendique comme une identité, un moyen de se différencier dans une Palestine majoritairement musulmane, et une Occupation juive. “Les sacrifices font partie de notre identité culturelle, emphase Qassam. C’est important et j’aimerais que ça continue. Si j’en offre un, un jour, ça serait pour maintenir la tradition.” ♦

Dernière mise à jour: 06/05/2024 13:04

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