Les juifs attendent-ils toujours le Messie ?
Quand une question un peu pointue se pose sur le judaïsme, Terre Sainte Magazine fait appel à Gabriel Abensour, jeune juif d’obédience “moderne orthodoxe”, qui excelle à répondre à nos interrogations et vient combler nos lacunes. Et figurez-vous, le Messie n’est peut-être pas aussi attendu qu’on croit !
La plupart des chrétiens pensent que les juifs attendent toujours le Messie. Est-ce le cas ? Tous les juifs attendent-ils le Messie ? Tous les juifs religieux attendent-il le Messie ?
Avant de répondre, je tiens à rappeler que le judaïsme est avant tout une religion d’actes. Les mitsvot, commandements religieux, régissent la vie juive au quotidien et prévalent sur la foi. Ainsi, pour évaluer l’engagement religieux d’un coreligionnaire, un juif ne vérifie pas les croyances de son prochain mais bien ses actes : prie-t-il ? Observe-t-il le shabbat ? etc.
À cet égard, la croyance en la venue du Messie est une exception intéressante et nous verrons qu’elle s’est mise en place tardivement. Par conséquent, je dirai que tout juif religieux agit comme s’il croyait à la venue du Messie. Par exemple, il prie pour sa venue trois fois par jour et ne manque pas de jeûner une fois par an (lors de TisheaBeav) dans l’attente de la rédemption divine. Mais croit-il forcément à la venue d’un messie de chair et de sang ? Pour une majorité des croyants, il ne fait aucun doute que c’est bien le cas, mais d’autres religieux, y compris des penseurs et sages, préfèrent y voir une métaphore.
L’attente du Messie découle-t-elle de la Bible ou de la tradition rabbinique ?
Le concept de Messie est déjà présent dans la Bible juive mais sous une forme bien différente. Le Messie, de l’hébreu mashia’h, signifie simplement “l’oint”. Autrement dit, dans la Bible le Messie est celui qui a reçu l’onction, symbolisant son élection par Dieu. C’était le cas de tous les rois de Judée. Ainsi, on ne s’étonne pas de l’emploi de cette expression par le prophète Jérémie pour pleurer le pieux roi Sédécias, dernier roi de Judée, déporté en Babylonie : “Notre souffle, l’oint (le mashia’h) de l’Éternel a été pris dans leurs fosses, lui de qui nous disions : Nous vivrons sous son ombre parmi les nations.” (Lm 4, 20).
À l’époque du second Temple, les “messies” bibliques disparaissent avec la fin de la dynastie royale de la Maison de David. Apparaît alors un nouveau concept, celui du messie-délivreur. Le Messie n’est plus désigné explicitement par l’onction prophétique donnée au roi d’Israël mais doit désormais se révéler et rétablir la royauté d’Israël. Cette nouvelle forme messianique sera développée par les sages du Talmud sans toutefois devenir une injonction religieuse. À cette époque, on trouve encore des voix rabbiniques s’opposant ouvertement à l’idée d’un messie rédempteur. Ainsi, on peut lire l’avis surprenant de Rabbi Hillel selon lequel “Il n’y a pas de messie pour Israël car celui-ci est déjà venu au temps d’Ézéchias” (Talmud, Sanhedrin 99a).
« Tout juif religieux agit comme s’il croyait à la venue du Messie »
Ce n’est qu’au XIIe siècle, sous la plume du grand Maïmonide, que l’idée messianique prendra pour la première fois une forme dogmatique puisque celui-ci statuera : “Le 12e dogme consiste à croire que le Messie viendra et à s’éloigner de la pensée que celui-ci tarde à venir. Même si cela dure, il l’attendra sans fixer de temps [à sa venue] et sans tenter de découvrir le moment de sa venue”. Mais, comme mentionné plus haut, l’idée de “dogmes” du judaïsme ne fut pas sans susciter une vague de protestation rabbinique et de nombreuses autorités s’opposèrent à la légifération d’une croyance.
Quel Messie ? Sous quelle forme ? Qu’en dit la Bible et qu’en dit la tradition ?
Si tout le monde s’accorde à voir dans le Messie un descendant direct du roi David (c’est le principe du messie restaurateur), les autres éléments de son identité et de sa venue font débat. Maïmonide, en philosophe rationnel, voit le Messie comme une sorte de guide charismatique et vertueux et exige qu’en plus de sa lignée royale, celui-ci rétablisse le Royaume d’Israël, construise le troisième Temple, rassemble les exilés et rétablisse la juridiction juive en Israël. Mais pour Maïmonide, ni le Messie ni l’ère messianique ne sont miraculeux. Le Messie mourra comme tout homme, nous dit le philosophe espagnol, et la seule différence majeure entre l’exil et l’ère messianique résiderait dans le fait que le peuple juif retrouverait son indépendance religieuse et nationale et jouirait d’une période de paix et de prospérité.
À l’inverse, la vision juive mystique voit la venue du Messie comme miraculeuse du début jusqu’à la fin. Le Messie serait annoncé par le prophète Élie, le Temple tomberait du ciel subitement et l’ère messianique correspondrait à une sorte de Jugement Dernier associé à la Résurrection des morts. Il semble ainsi que le mystère de sa venue perdurera jusqu’à son dévoilement et le juif croyant ne se sent pas obligé d’adhérer à telle ou telle vision. Seule compte l’attente du Messie et la croyance en sa venue à tout moment, qu’elle soit annoncée par Élie ou par la BBC.
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Dans un récent article vous faites mention d’un messie restaurateur d’un passé imaginaire et/ou d’un messie annonciateur d’une nouvelle ère future pour l’humanité.
Je reprends là une distinction proposée par le défunt Pr. Gershom Sholem, l’un des spécialistes du messianisme juif. Pour lui, le messianisme oscille toujours entre deux pôles : d’un côté, l’idée d’un messie dont le rôle principal résiderait dans la restauration d’un glorieux passé disparu ; de l’autre, l’idée d’un messie faisant avancer l’humanité vers un futur utopique.
On peut par exemple qualifier la vision de Maïmonide de restauratrice et celle de la mystique juive d’annonciatrice. Généralement, les rabbins et le peuple adhèrent à une vision synthétique, associant ces deux idées mais en conservant une dominance pour l’une ou l’autre.
Certains juifs voient dans l’État hébreu une rédemption totale ou partielle, pourquoi ?
Existerait-il des signes permettant d’anticiper sa venue ?
Plusieurs éléments renforcent l’identification entre l’État hébreu et le début d’une rédemption divine. D’abord, la croyance veut que la venue messianique soit précédée par un terrible massacre, la guerre de Gog et Magog. Pour certains, l’horreur de la Shoah correspond à cette destruction pré-messianique. S’ensuit l’établissement de l’État hébreu qui semble remplir au moins un critère messianique important : le retour des exilés juifs sur leur terre.
Ainsi, l’État d’Israël pourrait être, pour certaines opinions, une sorte de messie restaurateur. Cependant, ce messianisme ne peut être que partiel puisqu’un vrai messie devrait au minimum garantir un royaume d’Israël prospère et en paix, ce qui n’est pas encore le cas. On a vu ces dernières années la notion de messie se mêler à la politique surtout en Israël. Tout se justifie au nom du Messie.
« La venue actuelle du Messie signerait la mort de ce souffle de vie permanent qu’est le messianisme »
Si l’État d’Israël est vu comme “le début de la rédemption”, ainsi l’estiment les sionistes-religieux, alors peut-être est-il possible d’amener une rédemption complète par l’action humaine. Cette interprétation est le fruit de juifs nationalistes aux idées religieuses radicales qui voudraient reconstruire le Temple dès aujourd’hui. Mais il s’agit d’une minorité pour l’instant très mal perçue, y compris dans les cercles religieux. Cependant, ils sont assez nombreux pour perturber le statu quo autour du site des ruines de l’ancien Temple, aujourd’hui connu comme “l’esplanade des mosquées”.
Notons que les ultra-orthodoxes, groupe croyant avec ferveur à l’idée messianique, sont pourtant totalement opposés à cette vision. En effet, pour eux la venue du messie relève du pur miracle et toute tentative humaine pour déclencher la rédemption n’est rien de moins qu’une hérésie. Ainsi, la croyance messianique peut causer bien des troubles ou, au contraire, apaiser les tensions.
Sur votre blog vous développez l’idée selon laquelle le Messie serait un concept utopique mais inatteignable, à quoi cela sert-il ?
À mes yeux, le Messie est un concept qui existe en puissance au sens aristotélicien du terme. C’est-à-dire, un messie pouvant potentiellement arriver à tout moment mais dont la venue actuelle est impossible. Cela sert justement à préserver l’idée messianique qui est, à mon sens, plus importante que le Messie lui-même. La réalité en puissance du Messie influe notre quotidien en permanence, contrairement à un messie actuel qui viendrait dans un lointain futur. Pour citer le Rabbin Soloveitchik, “Pour la Tradition juive, l’adhésion à Dieu n’est pas un vague espoir qui se perd dans les lointains des derniers jours (eschatologie), mais un idéal précis dont la réalisation part du présent le plus réel. Le “demain” eschatologique se glisse dans l’”aujourd’hui” le plus prosaïque.”
Pour le moment, le messianisme est présent dans le quotidien juif. Or la venue actuelle du Messie signerait la mort de ce souffle de vie permanent qu’est le messianisme. C’est pourquoi je préfère imaginer un messie dont la venue soit toujours imminente mais inatteignable.
Par le passé, des juifs ont abandonné la foi face à des espoirs messianiques déçus. Le messianisme serait-il dangereux pour le judaïsme ?
Au XVIIe siècle, ShabataïTsvi, un juif turc charismatique, se présenta comme le Messie et suscita l’émoi du peuple juif, du Maroc jusqu’en Pologne. Ce n’était pas le premier faux-messie de l’histoire juive, mais celui-ci devait être particulièrement charismatique pour réussir à convaincre tant de rabbins et de communautés en si peu de temps. Mais voilà qu’en 1666 il est arrêté par le sultan ottoman et embrasse l’islam pour sauver sa vie. Incapables d’admettre leur grossière erreur, une partie de ses fidèles abjureront leur foi, convaincus que cela aussi avait un sens spirituel leur échappant.
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Dans le même ordre d’idée, en 1845 des élèves du fameux Gaon de Vilna attendent avec ardeur la venue du Messie qui, selon leur défunt maître, devrait se dévoiler cette année-là. Déçus par l’échec de cette prophétie, certains embrassent le christianisme.
Ces exemples illustrent le danger de l’obsession messianique. Pour moi, c’est exactement le problème de la croyance en un messie actuel. Dès que le Messie devient un être ou une date concrète, définie, il perd son auréole de mystère et de grâce. À la place d’être le rédempteur du quotidien, le voilà qui déçoit et traumatise. C’est pour éviter ces faux-messies et les déceptions qui s’en suivent que Maïmonide a interdit les calculs visant à “trouver” la date exacte de la rédemption.
Dans le judaïsme d’obédience Loubavitch, certains estiment que leur rabbin, Menachem Mendel Schneerson, est le Messie. Comment en sont-ils arrivés là ? Et qu’en pense le reste du judaïsme ?
Le courant juif Loubavitch, appelé aussi Habad, est un des sous-courants du hassidisme, mouvement juif mystique qui s’est développé depuis le XVIIIe siècle en Europe de l’Est. Une des particularités du hassidisme est la figure du Saint (le Tsadik) auquel on prête des pouvoirs mystiques et que les fidèles vénèrent comme un messager entre eux et Dieu.
En 1950, c’est le jeune rabbin Menachem Mendel Schneerson qui remplace son beau-père en tant que rabbi, le saint qui dirige le mouvement. Schneerson est un personnage extrêmement brillant et atypique dans le paysage hassidique. En plus de son érudition talmudique et mystique, il a étudié avant la guerre à l’Université de Berlin puis à la Sorbonne.
Le voilà désormais à la tête d’un mouvement agonisant, terriblement touché par la Shoah meurtrière puis par le rideau de fer qui s’abattra sur les dernières communautés loubavitch russes. Schneerson comprend qu’il est l’heure d’agir pour raviver la flamme juive mourante. Convaincu que le Messie est à la porte, il insufflera une énergie gigantesque à ses fidèles, les convaincant que l’heure est arrivée de hâter la venue du Messie en rapprochant un maximum de juifs de leur religion. En quelques décennies, le succès est immense et des milliers de nouveaux membres rejoignent chaque année le mouvement.
Mais voilà que Schneerson vieillit et avec l’âge, l’admiration des fidèles pour cette sainte figure augmente. Peu à peu le bruit se répand que le Messie n’est nul autre que le Rabbi lui-même, qui ne tardera pas à se révéler. Le Rabbi ne confirmera jamais cela mais ne s’y opposera pas non plus ouvertement. Finira-t-il par penser qu’il est véritablement le Messie ? Nul ne le sait. Toujours est-il qu’en 1994 il décède subitement, laissant ses fidèles dans l’effroi. La branche la plus rationnelle se contentera de dire que le Rabbi avait le potentiel d’être le Messie mais que la génération ne méritait pas qu’il se dévoile.
Les autres refusèrent d’admettre cet échec et lui préfèrent d’autres théories plus douteuses : le Messie ne serait pas mort, il aurait juste “disparu” temporairement et réapparaîtra très prochainement. Ces croyances peu juives suscitèrent la fureur du monde rabbinique mais le mouvement Loubavitch ne disparut pas et reste apprécié jusqu’à nos jours, non pas pour son étrange théologie, mais pour l’aide qu’il apporte aux juifs de par le monde, de façon bénévole.
Dernière mise à jour: 29/12/2023 16:41