Actualité et archéologie du Moyen-Orient et du monde de la Bible

La raison d’un voyage

Gwénolé Jeusset, ofm
30 mai 2019
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La raison d’un voyage
Mosaïque réalisée par Marko Ivan Rupnik dans l’église Saint-Padre Pio de Pietrelcina, à San Giovanni Rotondo en Italie.

Soif de martyre, désir d’atteindre Jérusalem, intention de convertir les musulmans, désir de dialogue et de paix…
Voilà quelques-unes des raisons qui ont inspiré le voyage
de François à Damiette. Une rencontre (peut-être) déformée au fil des siècles et redécouverte récemment.


Dans les 15 années qui suivirent l’événement, 8 sources retracèrent la rencontre entre saint François et le sultan Al-Malik Al-Kâmil. Puis, après 15 années de silence, on trouve à nouveau 8 textes qui nous amènent à 1272. D’autres surgirent, au XIVe siècle surtout, qui refont toujours plus l’histoire à l’aune de l’esprit de la croisade. Commençons par scruter les motifs déclarés par les uns et les autres afin de saisir le mieux possible ce qui s’est passé pour François à Damiette en 1219 et ce qu’il en advint dans la mémoire jusqu’à nos jours.
On peut ramener à 5 les motifs réels ou supposés qui poussèrent François à s’embarquer sur la Méditerranée.

1. Soif du martyre ?

Au chapitre 22 de la Regula non bullata, il est question des persécutions. Comme il parle de martyre, on peut raisonnablement penser qu’il envisage toutes les éventualités, en terre chrétienne ou non. Les premiers versets sont nets, surtout s’ils furent bien rédigés, avant le départ en Terre sainte :
“Nous tous les frères, considérons attentivement ce que dit le Seigneur : ‘aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent’. Notre Seigneur Jésus-Christ dont nous devons suivre les traces, a donné le nom d’ami à celui qui le trahissait et il s’est offert de son plein gré à ceux qui allaient le crucifier. Ils sont donc nos amis tous ceux qui nous infligent injustement tribulations et angoisses, affronts et injures, douleurs et tourments, martyre et mort ; nous devons les aimer beaucoup car les coups qu’ils nous portent nous vaudront la vie éternelle.”
Ce n’est pas une soif du martyre mais si cela arrive, il faut voir dans les ennemis des amis.

2. Le désir d’aller au tombeau du Seigneur ?

La première affirmation est du frère Ange Clareno en… 1320. Thomas de Celano ou saint Bonaventure, entre autres, se seraient gardés de raconter un tel pèlerinage ? Invraisemblable ! Ange Clareno est d’ailleurs obligé d’inventer le firman, la permission du sultan de Syrie, le frère d’Al Malik Al-Kâmil qui rêvait plutôt de voir son aîné noyer l’armée chrétienne dans les canaux du Nil à Damiette que de protéger en pleine guerre sainte la dévotion d’un infidèle.

3. Le souci de convertir à la foi chrétienne ?

François aurait été pleinement heureux de voir les musulmans devenir ses frères de religion mais il ne se prend pas pour un débatteur habile à polémiquer. Aucune des sources avant 1260 ne parle de l’ordalie(1). Frère Éloi Leclerc ne pouvait imaginer une proposition semblable (d’ailleurs plusieurs fois condamnée par des conciles) de la part du Poverello et le frère Frédéric Manns affirme “L’épisode de l’ordalie ajoutée par Bonaventure est un ajout de type interprétatif.”

 

Franciscains à la découverte de la mosquée Al Aqsa de Jérusalem, 3e lieu saint de l’islam.

 

4. Émissaire des croisés pour des pourparlers de paix pendant la trêve ?

C’est une affirmation d’Ernoul, dont le seul personnage désigné par son nom est le sultan Al-Malik Al Kâmil, dont il loue la tolérance par rapport à l’intransigeance, celle des rois de son camp et des responsables religieux des deux camps. Est-il près du champ de bataille ? Connaissait-il François pour l’imaginer faire de la politique ? Le serviteur du Christ affirma venir de la part du Très-Haut, c’est à la fois plus petit et plus haut.

5. Rencontrer des frères musulmans ?

Reprenant une phrase de Thomas de Celano (IC.172), saint Bonaventure souligne que le devoir de fraternité fut bien une cause du voyage en Orient : “L’ardeur de cet amour sans limite qui le portait vers Dieu eut pour résultat d’augmenter aussi sa tendresse affectueuse pour tous ceux qui participaient avec lui de la nature et de la grâce. Les sentiments tout naturels de son cœur suffisaient déjà à le rendre fraternel pour toute créature ; il ne faut pas s’étonner que son amour du Christ l’ait rendu davantage encore le frère de ceux qui portent l’image du Créateur et sont rachetés de son sang (L.M. 9, 4).
Dire aux musulmans qu’ils sont des frères en leur annonçant la bonne nouvelle de l’Incarnation, Bonaventure a décrit là le motif qui correspond à la fois à l’esprit de François, et à ce qu’il nous lègue dans le chapitre 16 de la RnB, rédigé ou réécrit après son aventure et celle des frères partis au Maroc. Ceux-ci n’ont-ils pas gagné le martyre en insultant la foi des autres alors qu’il a manqué le sien pour cause de courtoisie évangélique ?
Ceci nous entraîne à regarder de plus près ce qui s’est passé à Damiette et quelle importance fut réservée par la suite à cet épisode.
En quittant l’Italie, il n’avait pas programmé de rencontrer le sultan ; il n’avait pas non plus deviné un accueil d’hommes épris de Dieu chez des gens qu’on appelait la “race esclave”, “fils du diable”, suppôts de l’Antéchrist ou “sarrasins immondes” comme dira le cardinal Hugolin devenu Grégoire IX.
Il semble bien qu’à Damiette, se produise en François, un approfondissement de sa foi chrétienne. Il regarde ces frères étranges, non pas à travers les préjugés de son temps mais à travers le regard de Dieu-amour. Bousculé dans les idées reçues, il est probablement déstabilisé. Il découvre d’une part que ces croyants sont des priants et d’autre part qu’ils sont imperméables aux mystères chrétiens.
Cette conversion du regard le conduit à une conception plus étendue de l’évangélisation. Si le martyre et la proclamation aux personnes désireuses de la recevoir sont une semence de chrétiens, une troisième voie de la vie selon l’évangile est la présence fraternelle parmi celles et ceux qui ne peuvent le devenir : “Mes voies ne sont pas vos voies (Is 55, 8)” “Vous êtes la lumière du monde. Que brille votre lumière devant les hommes pour qu’ils voient vos œuvres bonnes et glorifient votre Père dans les cieux” (Mt 5, 14-16).
L’esprit de fraternité dépasse toutes les frontières. Le Christ est frère de tout homme et si chaque humain est frère ou sœur du Christ, ils sont les siens. Pour François la rencontre des hommes, quels qu’ils soient, est une affaire de fraternité. Au centre de l’esprit de croisade, il est poussé, sans le savoir, à vivre ce qu’on appellera “l’esprit d’Assise”.
Rentré en Ombrie, il reprend le chapitre 16 : “Les frères qui s’en vont ainsi peuvent envisager leur rôle spirituel de deux manières ; ou bien, ne faire ni procès ni disputes, être soumis à toute créature humaine à cause de Dieu, et confesser simplement qu’ils sont chrétiens ; ou bien, s’ils voient que telle est la volonté de Dieu, annoncer la Parole de Dieu…”

Lire aussi >> D’Assise à Damiette

L’Église ne comprendra cela avant longtemps, car l’esprit de croisade va durer bien après la fin des guerres saintes. Certes on retiendra que les frères peuvent partir en terre d’islam mais la plupart du temps, uniquement pour s’occuper des chrétiens. Certes des frères vécurent pacifiquement comme Conrad Miliani rappelé par Jérôme d’Ascoli, ministre général puis pape Nicolas IV. Il le fit revenir de Tripoli pour son esprit de conciliation. Comme d’autres qui ne cherchaient pas le martyre mais la paix avec tous, ils portèrent parmi les musulmans la parole de Dante au sujet de François : “Il était allé, par soif du martyre, prêcher le Christ et ses apôtres, en présence du sultan orgueilleux. Mais trouvant ce peuple trop dur à convertir, et ne voulant pas rester inactif, il vint en Italie récolter d’autres fruits” (Le Paradis, XI, 101-105). Comme si François ne nous avait pas laissé son chapitre 16 ?
Mais la Regula non bullata ne compte plus puisqu’elle n’a pas été approuvée par le pape. Quand on parlera de cette rencontre, on brodera sur ce qui est vraisemblable dans une mentalité repliée sur elle-même. On oubliera que les premiers chroniqueurs, islamophobes pourtant, sont unanimes sur la courtoisie du sultan. On oubliera la douceur du Poverello pour en faire un champion de la foi avec l’ordalie et un champion de la croisade dans les anecdotes soi-disant rapportées par frère Illuminé.
Un François d’Assise non-martyr et qui n’a pas réussi à convertir n’est pas un exemple. Aussi dans les Actus vers 1320, la légende dira qu’Al-Malik, convaincu par François sera baptisé sur son lit de mort par des frères mineurs surgis de l’horizon. En 1375, on prêtera à saint François la fameuse phrase à propos des frères de Marrakech : “J’ai 5 vrais frères-mineurs.”
Sans jamais nier la Rencontre, on en parlera en déformant l’histoire et plus souvent on taira ce fait sans panache. Jusqu’au XXe siècle, où enfin sera compris avec Charles de Foucauld le sens d’une présence silencieuse parmi des musulmans. On redécouvrit, seulement alors, le trésor caché de notre héritage.
Même si l’esprit d’Assise doit faire encore des progrès dans la famille franciscaine, les frères désormais interrogent cette rencontre. Les opinions peuvent différer mais cela signifie une sorte de résurrection : on ne croit plus au voyage détourné sur Jérusalem mais à un héritage. L’Ordre entier a été engagé par le Ministre général et son Définitoire à célébrer le 8e centenaire. Sauf erreur de ma part c’est la première fois. On évitera, espérons-le, de célébrer seulement saint François et on fera tout pour reprendre sa démarche. Il faut des rencontres entre musulmans et franciscains. En soulignant la démarche de François, célébrons aussi la réponse de ce sultan qui l’accueille. Par fidélité à notre Père dans une époque qui ressemble à celle qu’il a connue, l’Église n’ayant plus l’esprit de croisade mais l’esprit d’Assise. Nous en sommes les témoins et devons en être les acteurs.♦

1. L’ordalie, ou “jugement de Dieu”, était une forme de procès à caractère religieux qui consistait à soumettre un suspect à une épreuve, douloureuse voire potentiellement mortelle, dont l’issue, théoriquement déterminée par une divinité ou Dieu lui-même, permettait de conclure à la culpabilité ou à l’innocence du dit-suspect.


Assise ou Lépante ? Le défi de la rencontre

Auteur : Gwenolé Jeusset, ofm

Préface : Claude Dagens
Éditeur : Éditions franciscaines mai 2014

Résumé : Essai sur la rencontre entre croyants à partir d’une expérience entre chrétiens et musulmans. Évoquant l’Évangile, G. Jeusset, prêtre franciscain vivant depuis 10 ans en Turquie, appelle au dialogue œcuménique, à la paix, à la réconciliation et à la fraternité entre les hommes.

Franciscain, frère Gwénolé Jeusset a vécu la plus grande partie de son ministère de prêtre “de tous et notamment des musulmans” en pays musulmans. Il est l’auteur de 6 autres ouvrages touchant le plus souvent à la question du dialogue entre christianisme et islam.

 

Dernière mise à jour: 19/03/2024 14:54

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