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François & Al-Kâmil, des hommes de foi

Par Giuseppe Ligato, Historien des croisades
30 mai 2019
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François & Al-Kâmil, des hommes de foi
Tout opposait-il vraiment ces deux hommes ? Un même idéal chevaleresque, une foi ardente bien que différente, un désir d’apprendre à connaître celui qui est différent.

Dans quel contexte mûrit la rencontre entre François d’Assise
et le sultan ? François cherchait-il le martyre ? Al-Kâmil a-t-il été ébranlé par la prédication du saint ? Deux hommes de foi se sont rencontrés non sans conséquences et pour l’un et pour l’autre.


Vers la fin de l’été 1219, pendant la Cinquième croisade engagée dans la conquête de Damiette dans le delta du Nil (d’où l’on pensait mieux atteindre les musulmans qui occupaient Jérusalem), François d’Assise et son compagnon frère Illuminé rencontrèrent Al-Malik Al-Kâmil, neveu de Saladin et sultan d’Égypte.
Selon un témoignage reconstitué, les deux franciscains avaient rejoint le camp islamique défiant les flèches qui se croisaient entre les deux armées en guerre, alors que, selon d’autres auteurs, l’entrevue eut lieu à l’occasion d’une trêve et, effectivement, il y en eut une à cette période. Car Al-Kâmil alternait combat et négociation, pensant rendre Jérusalem aux chrétiens en échange de leur renonciation à Damiette qui était la clé de l’Égypte et de la Terre Sainte contiguë. Il savait que Jérusalem serait revenue facilement entre ses mains, n’étant pas défendable du côté des croisés aux conditions qu’il voulait fixer ; par exemple, il n’avait pas l’intention de céder les châteaux qui en contrôlaient les accès depuis le sud. En tout cas, l’offre fut repoussée, surtout en raison des pressions des templiers. Du côté chrétien prévalait la conviction que c’est en Égypte que se trouvait la clé pour rejoindre Jérusalem et, en effet, quelques années plus tard cette stratégie fut sur le point de fonctionner.

 

Al Kâmil est passé à la postérité de l’islam non pour avoir rencontré le Petit Pauvre d’Assise mais pour avoir été un fin stratège lors de la Ve croisade.

 

François cherchait-il le martyre ?

Peut-être que la vérité sur les mouvements de François et de frère Illuminé se trouve entre les deux : comme il était difficile, dans tous les cas, de s’approcher de la tente d’un sultan en pleine croisade, trêve ou non, les deux frères furent très rudement traités par la patrouille égyptienne qui les intercepta, et c’est seulement en criant aux soldats égyptiens Soldan, soldan ! que François réussit à faire comprendre qu’il cherchait une entrevue et qu’il réussit à être introduit auprès d’Al-Kâmil. Le fait que ce rapprochement soit risqué, peut aussi se déduire des paroles du légat pontifical Pelagio, lequel avait dit aux deux frères que leur initiative était entièrement à leurs risques et périls, et qu’il ne comptait pas s’en mêler pour ne pas être accusé de leur assassinat certain. Du reste, divers auteurs affirment que François était fermement décidé à trouver le martyre. Son autre intention était la conversion du sultan, ce qui paraissait tout à fait compatible avec son désir d’affronter une mort en héros chrétien.
Ce désir de martyre semblait facile à réaliser : depuis plus d’un siècle, la croisade alternait courtoisies chevaleresques et brutalités atroces, avec une prédominance élevée pour les secondes. En effet, non seulement la décapitation était la fin qui souvent attendait les prisonniers refusant d’embrasser la foi des vainqueurs mais, pendant la Cinquième croisade, les têtes des ennemis étaient des trophées très appréciés et utilisés pour intimider les compagnons des victimes au cours d’exhibitions étudiées. Et des deux côtés : les templiers alignés devant Damiette pratiquaient, grâce à la précision de leur catapulte, le lancer traditionnel de têtes de soldats musulmans, qui atterrissaient devant la tente d’Al-Kâmil. Ce dernier répliquait en faisant écorcher les têtes des croisés tombés, qui étaient ensuite confiées au Nil dont le courant les faisaient atteindre le camp chrétien. En outre, saint Bonaventure attribue au sultan l’ordre de payer à ses hommes une pièce d’or pour chaque tête de chrétien ; 500 lui furent offertes après une victoire de son armée alors même que François se trouvait en Égypte.

 

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Le contexte ne se prêtait pas à une tentative de conversion : quelques années après sa visite en Égypte, François aurait dicté les lignes directrices de l’action missionnaire de son Ordre, admettant à la fois la faculté de rendre un témoignage de foi en évitant les oppositions, et la proclamation de l’évangile, avec tous les risques que cela comportait et qu’il avait défiés. Parfois, le premier mode de contact, le moins polémique, pouvait susciter de la sympathie parmi les musulmans, comme cela avait été le cas pour frère Egidio qui, précédant le saint quelques années auparavant en Terre sainte, avait donné un exemple de bonté et de charité. En revanche, la prédication de la parole chrétienne ne pouvait éviter la confrontation directe avec la foi musulmane.

 

Par deux fois Al Kâmil proposera d’offrir Jérusalem aux Croisés, par deux fois le légat du pape refusa. Il lui fallut donc vaincre les croisés par les armes.

 

Quelle prédication chrétienne en terre d’islam ?

Dans le camp chrétien l’attention était réservée : l’évêque d’Acre, Jacques de Vitry, admirateur de François, écrivit que la rigueur morale des frères était de nature à amener les musulmans à les accueillir et même à en écouter la prédication, tant qu’elle n’offensait pas le message de l’islam. Selon un autre témoignage, François avait précisément cela en tête. Mais d’ailleurs, comment était-il possible de mener une prédication chrétienne, même très prudente, sans contredire le contenu du Coran ? Un an à peine après le voyage de François en Orient, le sang des premiers franciscains aurait commencé à couler, lesquels avaient défié un auditoire musulman avec une prédication agressive et polémique, calquée sur celle des premiers siècles du christianisme. François et frère Illuminé risquaient le martyre rien qu’en ouvrant la bouche, et pour certains des courtisans du sultan, il suffisait de les voir pour en demander les têtes.
Mais qui était le monarque que tous deux s’apprêtaient à rencontrer ? Tout autre que “superbe” selon Dante, digne neveu de Saladin dans la courtoisie et dans son admiration pour les figures chrétiennes les plus nobles, Al-Kâmil n’avait aucune intention de se laisser convertir et d’après une chronique il n’autorisa même pas un débat avec son invité (d’abord pris pour un croisé renégat désireux d’embrasser l’islam). D’autre part, après avoir repoussé la proposition de ses courtisans d’occire François et Illuminé, il en apprécia sinon les idées au moins la compagnie, fasciné par l’exemple de foi et de modestie qu’ils apportaient sous sa tente, exemple capable de s’harmoniser avec d’autres analogues dans la tradition islamique.
Certains, comme Bonaventure, écrivirent que non seulement le sultan accepta ou même voulut la confrontation doctrinale, mais qu’en sa présence François se lança, intrépide, dans un ardent débat avec les érudits musulmans, réfutant leurs arguments et faisant émerger en tout la splendeur de la supériorité de la foi du Christ. Ainsi le poète anglo-normand Henri d’Avranches décrit la célébration en forçant le trait. En réalité Al-Kâmil n’aurait pu admettre une attaque frontale de l’islam devant sa cour, ni accepter que dans sa promesse de sécurité faite à François fut comprise la faculté de prêcher n’importe où. Il n’est pas sûr non plus que le saint se soit rendu à Jérusalem. Mais il se pourrait que Jacques de Vitry et d’autres auteurs, même franciscains, aient raison, quand ils soutiennent que le souverain islamique écouta avec attention son invité et qu’il fut impressionné, non pas tant par les articles de foi qu’il exposait que par la pureté de sa foi, un élément effectivement capable de rapprocher les fidèles des deux religions, et qu’il apprécia sa compagnie, le gardant comme invité. Ce serait cependant ce dernier qui aurait décidé de partir, après avoir constaté l’impossibilité de convertir le sultan. Celui-ci admit aussi n’avoir pu convaincre François non seulement de rester, mais même d’accepter les luxueux présents qu’il lui avait offerts. Les deux frères, cohérents avec leur choix de vie, ne prirent qu’un peu de nourriture avant de retourner au camp des croisés, qui furent probablement étonnés de les voir revenir la tête encore sur les épaules. François, qui n’avait pas réussi à les décourager de la malheureuse bataille du 29 août 1219, et profondément dégoûté de la dégradation morale qui régnait parmi les tentes des chrétiens, embarqua pour l’Europe. Qui sait, sur le bateau qui le ramenait en Italie, si le Poverello n’avait pas médité sur le fait que les musulmans l’avait écouté plus volontiers que ses propres coreligionnaires.

 

Une légende tardive prête à Al Kamil le désir de se faire baptiser. Il semble pourtant aux historiens qu’il n’en ait rien été et que le sultan soit resté fidèle à la foi de ses pères.

 

Al Kâmil et le baptême

La foi d’Al-Kâmil était solide et il ne semble pas que l’exemple franciscain ait ébranlé sa conscience, du moins pas au point de souhaiter le baptême. La Chronique d’Ernoul ajoute qu’il avait apprécié l’intention des deux hommes de “sauver son âme”. Jacques de Vitry, qui fut proche des faits sans en être témoin direct, soutient qu’il congédia François en l’invitant à prier afin de lui faire connaître la meilleure foi possible, sans pouvoir aller plus loin par peur de déstabiliser son pouvoir. Bonaventure mentionne un rapprochement à l’évangile de la part du souverain, alors incapable d’aller jusqu’à accepter complètement la proposition chrétienne.
Henri d’Avranches insiste sur une impossibilité technique du succès de la prédication de François, faute d’avoir, à ce moment-là, un nombre adéquat de prédicateurs pour une action missionnaire d’envergure.
La mention, insérée par Bonaventure, d’une épreuve du feu pour identifier la meilleure foi et que François aurait acceptée volontiers, apparaît tardivement dans les sources. Mais les sages de la cour auraient évité une telle vérification et Al-Kâmil aurait aussi eu peur que celle-ci, surtout en cas de succès du frère, provoque une crise d’État. Quelque anecdote, comme celle de la présumée question “pourquoi nous faites-vous la guerre, vous à qui l’évangile l’interdit ?” et d’autres provocations défaites par François qui aurait défendu la légitimité de la croisade, se trouvent également à d’autres moments de l’histoire des croisades et semblent adaptées à l’épisode de 1219. Dans les sources arabes, la rencontre sous la tente du sultan a laissé une trace très vague, tandis que les chroniques chrétiennes n’échappent pas à un forçage dicté par le contexte festif et hagiographique : comme dans le cas de la légende d’une conversion effective d’Al-Kâmil au seuil de la mort, grâce à deux franciscains qui l’avaient rejoint à sa cour plusieurs années après sa rencontre avec le Poverello.
Des sources extérieures au monde franciscain témoignent aussi avoir été profondément impressionnées par cette expérience : Oliviero di Colonia écrivit à Al-Kâmil en insistant sur les similitudes entre les deux religions, par exemple la figure du Christ également honorée dans le Coran (bien qu’au seul titre de prophète). À la mort du sultan (1238), l’empereur Frédéric II de Souabe déclara qu’Al-Kâmil lui avait en effet révélé désirer le baptême lors de la Sixième croisade en 1229. Frédéric avait entretenu des relations très étroites avec lui : les templiers et les hospitaliers, selon une accusation retirée plus tard, avaient conspiré pour assassiner l’empereur qui était alors en conflit avec eux et avec la papauté, et avaient recherché la complicité du sultan. Ce dernier avait non seulement repoussé la proposition avec dégoût, mais en avait informé Frédéric, devenant ainsi son ami intime. D’autres auteurs attribuent au sultan une reconnaissance de la force militaire des croisés expérimentée sur les champs de bataille proches de Damiette, et même de la force de la foi chrétienne et du fondement des revendications chrétiennes sur la Terre sainte. Une chronique monastique anglaise fait écho du lieu commun de la supériorité de la cause de celui qui écrit, reconnue par l’ennemi. Tous les témoignages qui reprennent certains aspects de la rencontre de 1219 à Damiette, ne sont pas exempts de retouches, mais une graine avait été semée qui aurait donné un fruit fait de confrontation pacifique et de dialogue.♦

Dernière mise à jour: 14/03/2024 14:51

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