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Sur la piste des cochons

Nizar Halloun
30 mai 2015
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Sur la piste des cochons
Ramzi Abu Qube’ est boucher depuis l’âge de 18 ans et propriétaire d’une des trois seules boucheries de Palestine où l’on vend du porc ©MAB/TSM

Les juifs et les musulmans le tiennent pour impur. Pourtant on trouve du porc en Israël comme en Palestine. Est-il vrai que son élevage se fait hors-sol pour ne pas souiller la terre ? Les chrétiens sont-ils les seuls à en consommer ? TSM a voulu en avoir le cœur net et vous emmène sur la piste des cochons !


En Israël, la viande de porc est pour certains la savoureuse incarnation du fruit défendu. Tenue pour impure, elle est un sujet de désaccord épineux. Contraire au code alimentaire juif, elle serait pour une partie de la population en opposition avec la nature même de l’État.

Lorsque la société israélienne commença à se définir, la question du porc se confronta à l’identité nationale naissante. L’existence d’élevage porcin venait défier la conjonction des termes “démocratie juive”. En conséquence, trois lois furent proposées par les partis politiques religieux pour bannir les élevages de cochons.

La plus connue et la plus controversée, intitulée “Interdiction de l’élevage du cochon”, fut approuvée par la Knesset en 1962. Elle interdit l’élevage et l’abattage des porcs, excepté à Nazareth et quelques autres villages de Galilée majoritairement chrétiens.

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Cette exception juridique fut conçue, en apparence, pour accommoder la minorité chrétienne. “Les statistiques vont vite vous détromper, précise Slimaan Araaf, un grand éleveur d’Ibillin en Galilée. Nous, chrétiens, représentons seulement 1,5 % de la population, à peine 130 000. Et très peu consomment de cette viande, certains parce qu’elle n’est pas disponible là où ils vivent, d’autres du fait de la cohabitation avec la population musulmane ou druze.”

La ferme de Slimaan et ses frères fut fondée en 1965 dans le village de Mi’ilya, un village chrétien de haute Galilée, par leur père qui possédait une cinquantaine de cochons. “Les villageois vendaient les cochons aux Britanniques, précise Slimaan. Nous en mangions aussi car sa viande est moins chère que le bœuf ou l’agneau et son élevage est rentable, le cochon étant facile à entretenir ; il requiert peu de soin et se nourrit uniquement de mélanges fourragers.”

Une présence historique

Aujourd’hui, pour des raisons écologiques, l’élevage de porcs est limité au village d’Ibillin, situé à moins d’une demi-heure de Haïfa, et au kibboutz Lahav, au sud d’Israël. Dans son livre Outlawed pigs (Cochons hors la loi) Daphné Barak-Erez souligne le soutien apporté par les juifs non religieux, qui bien qu’ils aient grandi en connaissance de ce tabou, avaient la volonté de bâtir une union nationale. En effet, c’est en invoquant la conscience nationale que la loi fut adoptée en 1962. Un recours fut initié plus tard afin de proscrire totalement l’industrie porcine mais il fut rejeté en 2004 par la Cour Suprême.

Les éleveurs et producteurs font remonter la présence du cochon (khanzir en arabe, khazir en hébreu) au Mandat britannique. Or nous savons par l’Évangile de saint Matthieu (8, 30-31) que l’animal est présent depuis au moins le temps du Christ : “Or, il y avait au loin un grand troupeau de porcs qui cherchait sa nourriture. Les démons suppliaient Jésus : Si tu nous expulses, envoie-nous dans le troupeau de porcs.”

Comme l’étymologie du mot “cochon”, l’origine de la bête en Terre Sainte est incertaine. Cette présence pourrait cependant être encore plus ancienne, car nombreux furent les occupants qui influencèrent les habitudes locales. On peut commencer avec la présence des Philistins fixés sur toute la côte de Gaza à Tel-Aviv-Jaffa, ou à l’époque hellénistique, ou durant l’occupation romaine, ou encore du fait d’une importation par les chrétiens de Grèce ou du vieux continent non concernés par le code alimentaire juif.

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Malgré la controverse qui entoure le produit, la viande de porc est facile à obtenir en Israël. En Palestine, peu coutumière de son usage, elle est moins répandue. Cependant, bien qu’elle soit connue de tous, le nom de cette viande ne peut être proféré, et reste voilé sous l’euphémisme de “viande blanche” ou “steak blanc”. De même, le mythe d’un élevage hors-sol laisserait croire que la terre d’Israël n’en est pas souillée. “L’élever sur une surface ? Et que ferait-on des excréments ! C’est un mythe, affirme Slimaan, les cochons sont élevés sur des surfaces en béton parce qu’elles facilitent le nettoyage, sans plus.”

Tel Aviv, grande consommatrice de porc

“Bien douce est l’eau qu’on a volée, savoureux, le pain pris en secret !”, dit le Livre des Proverbes (Pr 9, 17). Ainsi, les lois contre l’élevage du porc promurent cette viande au rang de rêve culinaire et ne firent qu’ajouter au mystère et intensifier l’aura qui l’entoure.

Par ailleurs, et paradoxalement, cette industrie est protégée par les lois qui s’efforcent de la bannir, explique Slimaan : “Il est vrai que les deux premières lois ont limité l’élevage mais la troisième loi, celle de 1994, a interdit l’importation de produits non-casher. Nous nous en réjouissons, car nous ne pourrions pas concurrencer la production européenne.”

Fondée en 1938 à Haïfa par Simon Silber, juif d’origine polonaise, l’usine familiale Silber est la plus ancienne usine porcine du pays. « Au début, nous avions une petite ferme qui vendait ses cochons aux Britanniques, explique Anne Glazberg, la directrice commerciale. Nous avions une ferme au rez-de-chaussée, avec des cochons et des vaches. Au premier étage c’était l’abattoir, et au second la fabrique de saucissons. Jusqu’aux années 1990, poursuit-elle, l’industrie porcine en Israël était quelque peu timide, mais avec l’arrivée des immigrants juifs de l’ex-Union soviétique la consommation devint plus courante”, explique-t-elle.

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C’est à Tel-Aviv que la consommation de porc est la plus élevée. Tel-Aviv, la plus grande ville du pays, l’antipode de Jérusalem, le centre économique et financier du pays et la plus grande agglomération juive du monde devant New York. Elle est aujourd’hui le symbole du laïcisme israélien. Elle compte un grand nombre de restaurants gastronomiques et le plus grand nombre de restaurants et d’établissements non-casher du pays.

Avec les Russes, les épiceries fines et traiteurs non-casher se firent de plus en plus nombreux. Ces immigrants, habitués à manger du porc, ne rompirent pas avec leurs habitudes à leur arrivée.“Il n’y a pas que des Russes qui mangent cette viande, tempère Anne. D’autres juifs israéliens en consomment, ceux originaires d’Europe principalement.”

Pas de monopole chrétien

Le nombre d’usines en Israël s’élève à neuf. Dans un pays où seulement un quart de la population consomme du porc, la concurrence est rude. “À Silber, la production est de 60 tonnes par mois, nos clients sont juifs, surtout des épiceries fines et des restaurants dont 80 % se trouvent à Tel-Aviv.”

Les employés de Silber sont de toutes religions et chacun porte une éthique propre vis-à-vis du tabou que représente cette viande. “Certains prennent à cœur la tradition religieuse sans être toutefois pratiquants, confie Anne. Ils mangeront volontiers des fruits de mer – qui ne sont pas non plus casher – mais le porc reste une ligne rouge à ne pas franchir.” Tous les produits non-casher ne sont pas sur un pied d’égalité. L’horreur du porc serait fondée sur l’histoire de la persécution du peuple juif quand cette viande était présentée pour humilier.

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Mais contrairement à ce que l’on pourrait croire, les chrétiens de la région n’ont pas le monopole de l’élevage. Slimaan Araaf et ses frères ne détiennent que 35 % du marché. “Les chrétiens, explique-t-il, détiennent environ 70 000 têtes contre 90 000 pour les juifs dont 20 000 au kibboutz de Lahav dans le sud, officiellement un ‘centre de recherche’”.

Depuis 1965, et avec l’ouverture des magasins et surfaces non-casher, la consommation a suivi le rythme. “C’est normal, note Slimaan, là où le produit est disponible il est consommé, d’où l’importance de ces surfaces. Les supermarchés non-casher vendent tous types de produits, parmi lesquels de la viande de porc, et ils ouvrent tous les jours de la semaine. Si ces magasins n’ouvraient pas le samedi, nous ferions 10 % de moins de chiffre d’affaires. C’est un produit non-casher, sa vente est dans la logique non-casher d’un bout à l’autre.”

Industrie en péril ?

Depuis que le gouvernement a recommandé le regroupement géographique des élevages, les fermiers sont confrontés aux risques de propagation des maladies. “Aujourd’hui, explique Slimaan, les fermes se situent toutes à Ibillin, et sont adossées les unes aux autres. Si un cochon tombe malade, tous les autres et ceux des fermes voisines contractent le virus.”

En 2012, un rapport de l’Environnement recommandait le déplacement de l’ensemble des fermes dans le sud du pays, où l’impact environnemental serait moindre et où les animaux auraient davantage d’espace. “Impossible, même s’il y a eu recommandation, l’État ne cédera jamais du terrain, et surtout pas pour ce type d’élevage, ô combien controversé.”

Jusqu’à aujourd’hui, les eaux usées des fermes sont mélangées à celle de la ville d’Ibillin. “Le gouvernement nous réclame des millions de shekels d’amende, alors que nous versons chaque année une taxe foncière de 2 millions de shekels.” (500 000 euros).

“Nous sommes limités encore plus qu’avant à la région d’Ibillin et même à l’intérieur du lieu-dit, les fermes ne peuvent pas s’agrandir. On n’accordera pas de nouvelles licences et cette fois, c’est bien parce que les juifs n’en veulent pas et ce n’est pas pour des raisons écologiques” tonne Sliman.

En 2014, pour la première fois, l’Institut de la santé animale en coopération avec le Ministère de l’agriculture et du développement rural a établi de nouvelles lignes directrices pour le bien-être du porc en Israël. Les éleveurs de cochons et le secteur non-casher lié à cet élevage espèrent trouver une oreille attentive avec la création d’un nouveau poste spécialement dédié au secteur dans le Ministère. 


Le porc en Palestine

Beit Jala est une ville palestinienne située à 10km de Jérusalem. Avec Bethléem et Beit Sahour, elle est la troisième ville du «triangle chrétien» et facilement accessible en transports en commun, barrages israéliens mis à part.Ramzi Abu Qube’ est boucher depuis l’âge de 18 ans et propriétaire d’une des trois seules boucheries de Palestine où l’onvend du porc.

«La seule ville en Palestine où vous trouverez du porc, c’est ici en vieille ville de Beit Jala, dit-il en replaçant les couteaux sur la barre aimantée. Je suis aussi copropriétaire de la seule ferme porcine. Elle date des années 70.»

Avec 500 têtes et une clientèle peu variée, Ramzi explique qu’il vend en moyenne chaque année un porc et demi par jour. «Auparavant, en sus des chrétiens locaux et des étrangers, nous avions aussi des clients juifs, peu mais nous en avions quand même. Mais le conflit a fini par toucher même le cochon.» Ouvrant le réfrigérateur, les saucisses suspendues aux crochets laissent échapper une odeur suave, il les sort et les pose sur la planche à découper.

Retournant au réfrigérateur, Ramzi saisit une charge plus lourde: «Et une tête de cochon», dit-il tout sourire en la posant face aux saucisses. Pas de doute, c’est bien une tête de cochon toute rose, aux oreilles inclinées, et au groin soigné.Cette viande est pour les chrétiens locaux une «viande chrétienne», une viande de fête. On la consomme surtout en hiver à Noël, et au printemps pour célébrer Pâques, et la pâque hebdomadaire qu’est le dimanche. «Même si elle est en légère diminution, continue Ramzi, sa consommation reste constante.»

Beit Jala est une ville avec un haut taux d’émigration, surtout vers les pays d’Amérique latine.«Les nouveaux habitants musulmans, explique Ramzi, se sont habitués au fait qu’il y a des boucheries porcines comme celle-ci, certains-très peu-en consomment mais à l’abri des regards.»

Dans le voisinage se trouve une autre boucherie, celle de Ossama Kaliliyeh, «à côté de l’église de la Vierge» indique la carte de visite. «Moi j’achète ma viande aux fermes de Galilée. Ce jarret vient de là-bas, j’en ai commandé 70 pour dimanche. Tout le monde va en cuisiner.» Selon lui cette viande demande un certain temps de préparation. Il faut la veille légèrement la piquer, puis la mettre à mariner dans l’huile d’olive, en ajoutant ail, sel, poivre, et deux bouteilles de bières, ensuite la braiser langoureusement au four. «Sinon, explique-t-il, la viande de porc est cuisinée au barbecue en brochette, localement appelé «tête d’oiseau» pour décrire les petits morceaux, lanière de porc persillée, rouelle, ou côtelette.»

Dernière mise à jour: 19/11/2023 11:37

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