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“La critique de l’État d’Israël est non seulement légitime, mais nécessaire”

Par Claire Riobé
1 janvier 2020
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“La critique de l’État d’Israël est non seulement légitime, mais nécessaire”

À la terrasse d’un café de Jérusalem, le franco-israélien iconoclaste Mikhael Benadmon a accepté de s’ouvrir lors d’un entretien. Juif sioniste, socialiste, “pratiquant mais pas religieux”, sa parole étonne. Loin de vouloir susciter la controverse, le philosophe livre ici un regard original et lucide sur des problématiques à l’œuvre au sein du monde juif contemporain.


Quel regard portez-vous sur l’antijudaïsme, l’antisémitisme et l’antisionisme ?

L’antijudaïsme est une forme d’antisémitisme axé autour du fait religieux. Le fait juif dérange, que ce soit par son histoire, sa théologie, ou par la réalité d’un peuple qui perdure. Dans la tradition talmudique des Ier-IIe siècles, un texte du midrash pose la question suivante : “Pourquoi le mont sur lequel a été donnée la Torah s’appelle le mont Sinaï ?”. Le midrash répond : “Parce que c’est de là qu’est descendue la haine dans le monde”. L’idée est que dès lors qu’il y a eu une révélation de la Torah, il y a eu de la haine dans le monde. Pourquoi cette haine ? Le midrash dit que dès lors que l’on cherche à identifier qui possède la vérité ultime, on entre nécessairement dans un monde de conflits. Je crois que dans ses débuts, ce conflit a été dirigé vers le peuple juif car il a eu la prétention de recevoir la Révélation de Dieu.

Il y a eu ensuite de l’antisémitisme religieux, racial, puis culturel. En tant qu’Israélien francophone, j’entends aujourd’hui le terme “d’antisémitisme” comme quelque chose qui relève du sémite, c’est-à-dire de la famille des juifs et des arabes. Sa forme essentielle apparaît au sein de l’islam. Cet antisémitisme a une base théologique : dans le christianisme, les chrétiens reconnaissent l’historicité de l’Ancien Testament, dont le Nouveau Testament est la continuité. La théologie islamique contient, elle, une dimension antijuive : un argument consiste à dire que l’Ancien Testament est une tromperie, et que les juifs sont des menteurs. Cela pose problème, car pour arriver à nous entendre entre sémites, nous devrons forcément dépasser cette dimension théologique. L’antisémitisme musulman est une forme d’antijudaïsme, en fait.

Quant à l’antisionisme, c’est une option politique. La première forme d’antisionisme consiste à renier au peuple juif le droit d’avoir un État. On peut tout à fait être juif et antisioniste : il y a aujourd’hui des juifs antisionistes qui refusent le fait politique juif en considérant que la rédemption ne pourra venir qu’avec le Messie et sera différée dans un autre temps. Pour ces juifs-là, toute tentative politique, juive, de prendre le sort du peuple juif entre ses mains, est une hérésie contre laquelle il faut se battre. Quitte à se rallier aux ennemis de l’État d’Israël tels que l’Iran, par exemple. La seconde forme d’antisionisme est le fait de refuser une certaine politique du gouvernement israélien vue comme “sioniste”, même si ce terme n’est alors pas pris dans son sens étymologique exact. Cette forme d’antisionisme, dans la mesure où le sionisme est vu comme une politique de conquête des territoires palestiniens ou de manque de considération des populations locales, peut être légitime selon moi.

 

Fiche d’identité : Mikhael Benadmon

Fils d’une mère algérienne et d’un père marocain, Mikhael Benadmon est né et a grandi en France à Saint-Étienne. Il s’envole à 17 ans vers Israël, où il devient docteur en philosophie juive et enseignant auprès d’écoles rabbiniques. Père de 6 enfants, il a vécu 11 ans dans un kibboutz socialiste, avant de s’installer à Jérusalem. Il est l’auteur de l’ouvrage : Pourquoi Israël ? Les tentations territoriales : Avoir, Être, Pouvoir, publié en 2015 aux éditions Lichma. Il est aujourd’hui directeur des programmes Atid, une association qui œuvre à l’intégration des jeunes immigrants francophones en Israël.

 

 

Être critique vis-à-vis de la politique du gouvernement israélien, est-ce faire preuve d’antisionisme ?

Non, pas du tout. Une critique est légitime à trois conditions : si elle ne tombe pas dans la délégitimation, la démonisation et le double-standard (c’est-à-dire exiger d’Israël un comportement différent de celui qu’on exigerait d’autres pays). Si une personne enfreint une de ces trois conditions à propos d’Israël, alors elle ne fait pas preuve d’antisionisme mais d’un antisémitisme caché.

La critique de l’État d’Israël est non seulement légitime, mais également nécessaire pour nous en tant qu’Israéliens. Et je refuse l’argument qui dirait, à propos des juifs non-israéliens : “Vous n’êtes pas d’ici donc vous ne pouvez pas critiquer la politique d’Israël”. L’État d’Israël n’appartient pas aux Israéliens, il appartient aux juifs. Il y a donc une obligation pour tout juif qui se respecte et est fidèle à sa tradition de dire un mot sur ce qu’il se passe en Israël.

Quel regard la communauté juive francophone d’Israël porte-elle sur ces questions ?

On n’entend pas beaucoup de critique de l’État d’Israël au sein de la communauté juive. Ceux qui le font sont en marge, mis au ban de la communauté et considérés comme illégitimes. En France, certains juifs disent qu’il y a un antisémitisme difficile à vivre et qu’ils veulent quitter le pays pour Israël, le Canada, New York ou Londres.

 

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Je crois certes qu’il y a des problèmes, en majorité dans les zones où les populations juives et musulmanes vivent côte à côte. Mais je pense aussi que cette réalité tronque le débat : dès lors que des juifs considèrent leur environnement comme une menace, ils vont avoir tendance à voir Israël comme un refuge et à le romantiser. Le regard qui est porté aujourd’hui par les juifs de France sur Israël est beaucoup plus romantisé que critique, beaucoup plus mythique que réel. Ils pensent qu’en arrivant en Israël, tout ira bien. C’est faux, rien n’ira mieux, et les problèmes de famille ou d’intégration, par exemple, sont exactement les mêmes pour les juifs d’Israël qu’en France.

Manifestation contre la politique du gouvernement Netanyahou dans les Territoires palestiniens.

 

Ici en Israël, ressentez-vous une forme d’antisémitisme ?

Non, aucunement, plutôt de l’antisionisme. Et même quand on entend la folie des Iraniens, qui disent vouloir rayer Israël de la carte, cela ne me fait pas peur parce que je n’y vois pas de l’antisémitisme mais une pure folie, justement.

Existe-t-il un ou des sionisme(s) aujourd’hui ?

Il y a différentes manières d’être sioniste en Israël et à travers le monde. On peut être sioniste en France ou aux États-Unis sans jamais se rendre en Israël. Certains disent que c’est du sionisme de salon, mais je ne pense pas. Au contraire, l’État d’Israël est ce qui fédère le peuple juif dans le monde entier aujourd’hui.

Il existe aussi différents sionismes en Israël : le sionisme d’implantation, qui veut continuer l’installation des juifs en Israël, mais aussi en Judée, en Samarie, à Gaza. Il s’est concrétisé essentiellement à partir de 1967 dans l’option territoriale. Il existe également le sionisme socialiste, auquel j’ai adhéré pendant pas mal d’années en vivant en kibboutz, et qui disparaît un peu. Il y a aussi un sionisme culturel, celui d’Ahad HaAm, qui veut vraiment redonner la possibilité au judaïsme de revivre. Ce sionisme a très peu de prise dans les mouvements religieux mais est très présent dans les mouvements laïques, qui souhaitent se réapproprier les textes de la tradition juive. C’est un sionisme très important à mes yeux et que j’aime beaucoup.

Pensez-vous que la montée de certains courants du sionisme religieux et messianiques en Israël puisse expliquer une résurgence de l’antisémitisme à l’étranger ?

Il est possible que ces courants nourrissent l’antisémitisme à l’étranger, oui. Mais il ne faut pas que les médias se focalisent sur cette population sioniste, et ses problèmes, plutôt que sur d’autres défis. N’y a-t-il pas, en l’État d’Israël, autre chose à voir ?

Ce sont des questions très importantes en réalité. Je pense déjà qu’il n’y a pas de sionisme sans messianisme, même s’il est laïc. Et je pense que tout doit être permis, y compris le sionisme religieux et territorialiste, dès lors qu’ils ne contrecarrent pas les droits d’une personne. Cela voudrait dire s’installer sur des terres qui n’appartiennent pas à des Palestiniens, et non pas des terres volées. Cela veut dire s’installer sur des terres achetées par les juifs au début du XXe siècle.

 

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Aujourd’hui, les sionistes religieux ont principalement deux pôles d’action. Pour certains sionistes religieux, il faut s’implanter sur le territoire israélien car ce sont ces implantations territoriales qui peuvent permettre les avancées messianiques. Je ne suis pas contre, dès lors que ces implantations sont faites sur des terres juives et non palestiniennes. Pour d’autres sionistes religieux, qui représentent quelques franges de la population, il faut un État théocratique. Et cela me dérange fortement, c’est une aberration absolue, une hérésie, autant au niveau de la tradition juive elle-même que des textes. Leur messianisme est dangereux car il leur fait complètement oublier les réalités du terrain.

Je le répète, ce sionisme est un danger, car il fait croire à l’homme que l’on est arrivé à un moment idéal de l’Histoire, et oublier complètement les réelles détresses de notre monde. Le vrai messianisme, c’est celui qui s’incarne ici, aujourd’hui.

Dernière mise à jour: 01/03/2024 14:30

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