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L’eau se joue des frontières

Arianna Poletti
30 janvier 2018
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L’eau se joue des frontières
Trésor ultra-national Le bonheur d’avoir pu remplir une bouteille de jus d’orange de l’irremplaçable eau douce.

C’est la quatrième année consécutive de sécheresse en Israël,
Palestine et dans les pays voisins. Il y a quelques mois, Israël annonçait fièrement que ses besoins était couverts par ses usines de dessalement. Mais c’était sans compter sur une pluviométrie à ce point catastrophique. Comment les maigres ressources à disposition sont-elles distribuées
entre Israéliens et Palestiniens ?
Terre Sainte Magazine a rencontré Julie Trottier directrice de recherche au CNRS, spécialiste des relations entre l’eau et les territoires.


Comment la distribution de l’eau en Palestine était-elle organisée avant 1948 ?

Avant de parler de l’eau de façon générale, il faut considérer que l’eau à boire ne représente que 7 % des usages quand l’eau pour l’irrigation consomme 93 % des ressources. Pour l’essentiel l’eau va à l’agriculture. En Palestine les sources et les puits ont toujours été exploités. Les villages géraient l’eau d’une façon communautaire, en s’organisant entre familles. Les agriculteurs palestiniens avaient assez de ressources pour construire des puits, sauf que quand on habite sur un lieu plus élevé, il est plus difficile de creuser car il faut aller plus profond. C’est pourquoi des réseaux d’irrigation ont été construits. On accédait à l’eau en respectant le “tour d’eau”. Lorsque c’est mon tour, je dérive les canaux vers ma terre et j’ai accès à toute l’eau pendant une période de temps. Il y a des “pauvres en eau” qui ont dix minutes d’accès, des “riches en eau” qui en ont 24 h et des “exclus de l’eau” qui n’ont aucun droit à emprunter le système d’irrigation. Selon cette culture du partage, on n’a jamais le droit d’aliéner la ressource car il faut l’entretenir pour les générations suivantes. C’est une manière très efficace de gérer une ressource naturelle. Ici l’eau est plus abondante en hiver et plus faible voire nulle en été : on partage l’abondance et la pénurie. Pas d’une manière égale – l’un a 10 min d’eau et l’autre 24 h – mais d’une manière toujours équitable dans le village. Les agriculteurs ont donc un temps d’eau, pas un volume. Une heure d’eau ne donnera pas la même quantité en hiver qu’en été.

Comment l’État d’Israël gère-t-il l’eau ?

Dès la création d’Israël en 1948 l’État s’érige en gestionnaire de l’eau, comme l’officialise la “Loi d’Eau Nationale Israélienne” de 1959. Depuis 1948 c’est la compagnie Mekorot qui gère l’eau israélienne de façon centralisée, en construisant la “Voie d’Eau Israélienne”. Le lac de Tibériade devient un réservoir national à ciel ouvert grâce à la construction d’un barrage qui empêche l’approvisionnement du Jourdain, en bloquant le cours naturel de l’eau. Le flux est ainsi détourné et l’eau coule du lac jusqu’au Néguev, tout au long du pays : c’est la voie nationale. Entre-temps, la mer Morte se vide à cause de ce détournement forcé, lequel – l’eau devant être pompée – utilise en plus environ 19 % de toute l’énergie du pays. Cette réforme a politiquement du sens, puisque cette voie contourne la frontière israélienne, mais elle n’en a pas d’un point de vue économique et environnemental. On sort l’eau d’une vallée naturelle pour l’amener dans le désert, au prix d’un énorme coût de pompage et en contribuant à l’assèchement de la mer Morte et du Jourdain. Israël dans les années 2000 a aussi construit des stations de dessalement tout au long de la côte. Mekorot a tout de suite exigé que les stations de dessalement soient branchées elles aussi à la voie d’eau nationale, pour garder le système centralisé.

 

Panneau indicateur de l’usine de désalinisation de l’eau à Ashkelon ville israélienne au nord de la Bande de Gaza.

 

Et les Palestiniens ?

Entre-temps, en Cisjordanie, l’eau a continué à être gérée de façon communautaire. Puis, en 1967, Israël occupe la Cisjordanie, sans toutefois l’annexer. Les Palestiniens continuent alors à s’autogérer : le droit commun perdure à travers l’Occupation, mais avec un compromis : Israël leur impose des quotas après avoir calculé l’eau dont les Palestiniens ont besoin, en la mesurant puits par puits. Lorsque les Palestiniens travaillaient comme ouvriers en Israël, le système des quotas limités ne posait pas de problèmes. Depuis l’intifada, on assiste à un retour vers la culture agraire et le système de quotas devient alors problématique dans certaines zones, même si en 1992 beaucoup de puits restaient encore en sous-pompage chronique par rapport aux quotas. On ne peut pas simplement dire que les Israéliens ont empêché l’agriculture palestinienne, c’est une question beaucoup plus complexe. Les problèmes commencent à partir de la construction du mur de 2002. Très souvent, la barrière est construite entre des terres et leur puits et par voie de conséquence ces derniers ne sont pas exploités par leurs destinataires. Des puits se sont aussi trouvés du bon côté des terres, mais séparés du village qui les exploitait.

Les Accords d’Oslo ont-ils abordé la question d’une distribution équitable de l’eau ?

Ces Accords de 1993 ont considéré l’eau comme un gâteau et l’ont divisé en en donnant environ 80 % aux Israéliens et 20 % aux Palestiniens. Il s’agit d’une comptabilité frauduleuse : la goutte de pluie qui tombe coule et fait un parcours qui ne tient pas compte des frontières politiques de l’État. Elle sera réutilisée plusieurs fois : elle tombera, par exemple, sur un terrain palestinien. Elle réapparaîtra dans une implantation israélienne et descendra peut-être jusqu’à une ville israélienne, pour réapparaître ensuite en Palestine. On a calculé qu’à Paris, une goutte d’eau de la Seine est utilisée en moyenne 7 fois avant d’atteindre la mer. Donc, combien de fois comptabiliser cette goutte ? La quantité immobile qui a été partagée par les Accords d’Oslo est ainsi beaucoup plus grande que celle effective, parce que cette goutte va être réutilisée. D’autre part, les Accords d’Oslo créent la PWA (Palestinian Water Authority, Autorité palestinienne de l’eau), chargée de gérer de façon centralisée l’eau palestinienne. On a ensuite eu la “Loi de l’eau palestinienne” qui a été écrite avec l’aide de consultants étrangers suivant des principes considérés universellement applicables, comme le fait que l’eau soit un bien de propriété publique. Mais ici ce n’était pas le cas : l’eau a toujours été gérée de façon communautaire, donc décentralisée. Aujourd’hui cette loi est probablement seulement respectée à Ramallah. La tradition des villages perdure.

Lire aussi : Israël: frappé par la pire sécheresse depuis un siècle

On parle souvent du manque d’eau en Syrie comme l’un des facteurs déclencheurs de la crise de 2011. Cela a-t-il eu également un impact en Israël ou en Palestine ?

Oui, en Syrie le problème de l’eau a eu des conséquences politiques. La sécheresse de 2005 associée à un choix d’abandonner l’irrigation pour que l’eau aille au tourisme a conduit à une migration massive des paysans vers les villes, que l’économie n’a pas été capable d’intégrer. La colère a commencé à monter et on est arrivé à la situation de 2011. Une politique très semblable a été mise en place en Cisjordanie par l’Autorité Palestinienne. Les plus pauvres, qui ont toujours pu exploiter en partie les terres agricoles, propriétés d’autrui – les mouzarein, qui partageaient avec le propriétaire le revenu selon la coutume locale – ne pourront plus le faire. Comme il y a de plus en plus de résidences secondaires, il y a de moins en moins de terres disponibles. Il s’agit d’un phénomène à la syrienne : les hommes politiques enfermés à Ramallah ne réagissent pas, et entre-temps la colère monte et se propage.

Est-ce qu’il existe une crise de l’eau à Gaza ?

Oui et la question y est encore plus complexe. À Gaza, il y a des puits, mais ils sont infiltrés par l’eau de mer. L’eau est trop salée, ce qui fait que 50 % des enfants souffrent de maladie hydrique, que l’on peut reconnaître un gaziote par ses dents ruinées à cause de l’excès de minéraux et que beaucoup d’habitants souffrent de problèmes rénaux. Tout cela malgré la présence d’une station d’épuration, déjà construite et très moderne, mais jusqu’à présent fermée car elle nécessite beaucoup d’électricité. Par ailleurs, dans n’importe quel pays du monde, les eaux usées et non traitées auraient été jetées à nouveau dans la mer. Israël s’oppose à cette solution car les courants montent vers le nord avec l’eau sale de Gaza. Donc les Palestiniens ont été contraints d’accumuler ces eaux dans un lac très sale, dont la digue a même cédé il y a quelques années. Les stations d’infiltration, saturées, ont arrêté de fonctionner en 2016. Aujourd’hui, les eaux non-traitées descendent vers le sol et s’approchent de plus en plus des puits d’eau potable, déjà trop salée, de Gaza. Dans moins de deux ans, on se trouvera face à une situation d’urgence humanitaire.

 

Les habitants palestiniens de Battir, sud ouest de Jérusalem, continuent de se partager les ressources en eau du village par un ingénieux système de canalisation que l’on obstrue, ou ouvre en fonction des normes internes de distribution.

 

Peut-on envisager des solutions concrètes ?

Si Israël ouvre le barrage en dessous du lac de Tibériade, l’eau coulera naturellement vers la mer Morte. L’argent prévu pour les projets de “sauvetage de la mer Morte” pourrait ainsi être dépensé pour fournir l’électricité à la centrale d’épuration de Gaza déjà construite qui ne demande qu’à fonctionner. Il y aurait même des alternatives naturelles, comme par exemple les stations de lagunage : plusieurs bassins avec des plantes nettoyant l’eau jusqu’à la rendre potable. Mais cela nécessite beaucoup d’espace et les conditions de Gaza ne le permettent pas. C’est pourquoi le choix de la haute technologie a été fait. Mais en période de sécheresse comme en ce moment, même cela ne suffit pas.♦

Dernière mise à jour: 30/01/2024 14:02

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