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Vincent Lemire : «La destruction du quartier Maghrébin était planifiée par Israël»

Propos recueillis par Cécile Lemoine
6 mai 2022
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Vincent Lemire : «La destruction du quartier Maghrébin était planifiée par Israël»
Le Mur occidental (Kotel en hébreu) le 13 juillet 1967 à Jérusalem. Cette image, prise un mois après la guerre des Six-Jours, montre les gravats de ce qui fut le quartier Maghrébin, non-encore déblayés ©Bernard Nantet/Saif images

Jérusalem se raconte aussi par ses petites histoires. Celle du quartier maghrébin, qui se dressait depuis le XIIe siècle au pied du Mur occidental avant d’être rasé par l’armée israélienne en juin 1967, n’est longtemps restée qu’un "trou de mémoire" désormais comblé par l’enquête au long cours de l’historien Vincent Lemire, qui en a fait le sujet de son dernier livre.


Historien spécialiste de Jérusalem, Vincent Lemire enseigne à l’université Paris-Est / Gustave-Eiffel et dirige le Centre de recherche français à Jérusalem (CNRS – MEAE) ainsi que le projet européen Open Jerusalem. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages dédiés à l’histoire de la Ville sainte, dont La Soif de Jérusalem. Essai d’hydrohistoire (Publications de la Sorbonne, 2010), et Jérusalem 1900. La ville sainte à l’âge des possibles (Armand Colin, 2013). Au pied du Mur. Vie et mort du quartier maghrébin de Jérusalem (1187-1967), publié aux Édition du Seuil en 2022, est son dernier livre.


TSM : Pourquoi y avait-il des Maghrébins au pied du Mur occidental ?

Vincent Lemire : Quand les armées de Saladin conquièrent le Proche-Orient et Jérusalem en 1187, elles récupèrent une ville qui flotte dans ses murailles. Les Croisés ont expulsé toutes les populations juives, musulmanes, chrétiennes-orientales… et certains quartiers périphériques ne sont plus que des terrains vagues. Saladin entreprend donc de repeupler, de réurbaniser et de resanctuariser la Jérusalem islamique. Pour cela, il doit accueillir dans de bonnes conditions des pèlerins qui viennent de loin, et notamment les Maghrébins, qui ont un rôle très singulier au sein de l’islam médiéval.

Saladin et son fils créent donc une fondation pieuse, un waqf pour loger, soigner et nourrir les pèlerins du Maghreb, « vertueux ou non », « de passage, ou installés définitivement ». Le quartier maghrébin ne se résume pas à quelques bâtiments, c’est un ensemble de plusieurs dizaines de maisons. Le plus frappant, c’est la longévité du waqf Abou Médiene. Il fonctionnera durant huit siècles, grâce aux revenus conséquents et réguliers rapportés par le village qui lui a été confié en dotation : Aïn Karem ; un des terroirs les plus riches en dehors de Jérusalem. Quelques mois avant sa destruction, le quartier assume toujours sa fonction initiale d’accueil des pèlerins maghrébins.

Qui sont les habitants de ce quartier ?

Ce sont des gens de conditions modestes, comme le prouvent leurs habitations denses et petites, mais très valorisés sur le plan socio-culturel par la population locale. Les archives de la municipalité ottomane de Jérusalem montrent que les chefs de famille du quartier occupaient des postes de confiance. Ils étaient gardiens, percepteurs, responsables des douanes, surveillants des marchés… Par exemple c’était toujours un Maghrébin qui était à la tête de la très importante corporation des Crieurs publics. C’est donc par eux que passaient toutes les nouvelles, ils étaient « au centre du jeu ».

Le quartier des maghrébins. Photo prise entre 1920 et 1933 en surplomb du quartier des maghrébins, dans la partie sud-est intra-muros de la vieille ville de Jérusalem ©Library of Congress Prints and Photographs Division

Châteaubriand, dans son fameux Itinéraire de Paris à Jérusalem, décrit les Maghrébins comme des habitants très intégrés à la communauté citadine de Jérusalem. C’est très révélateur de la place de ce quartier : il n’avait rien d’une « marge », mais tout d’un « centre ».

Une centralité qui attire aussi les puissances étrangères, dont la France…

Oui, c’est une des découvertes de cette enquête. Entre 1948 et 1962, la France prend en charge la protection et la restauration de ce quartier, en tant que « puissance musulmane ». C’est le terme utilisé à l’époque. Parce qu’elle a un empire colonial en terres d’islam, la France se considère comme une puissance musulmane, responsable de la défense des lieux saints musulmans au même titre que des lieux saints catholiques.

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C’est une position tout à fait assumée… et assez utile à rappeler par les temps qui courent ! Pour la France, c’est alors une manière d’asseoir sa légitimité au Maghreb et de contrer la montée en puissance des mouvements indépendantistes en Algérie, au Maroc et en Tunisie.

Qu’est ce qui amène à sa destruction ?

Deux phénomènes entrent en jeu. D’abord, la fragilisation des fondations pieuses islamiques par la puissance mandataire britannique (1917-1948), qui cherche à mieux les contrôler. Ensuite, le quartier est littéralement construit au pied du Mur occidental. À partir des années 1920, l’histoire du quartier et l’histoire du Mur vont littéralement se percuter. À mesure que le mouvement sioniste intègre les enjeux religieux dans sa rhétorique, le quartier maghrébin devient l’enjeu d’une bataille territoriale qui culmine en août 1929 avec les sanglantes « émeutes du Mur », tournant du conflit israélo-palestinien qui fait plus de 250 morts. […]


Retrouvez l’interview en entier dans le numéro 679 de Terre Sainte Magazine (Mai-Juin 2022)

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