A Jérusalem, un siècle de commémoration du génocide arménien
Sociologue des questions politiques israéliennes, Yona Weitz a passé vingt ans à étudier les commémorations du génocide, tout au long du XXe siècle, dans le quartier arménien de Jérusalem. Elle a achevé sa thèse en 2010.
Les arméniens de Jérusalem ont-ils toujours commémoré le génocide ?
Non. Au début, l’heure n’était pas à la commémoration mais à la survie. N’oublions pas qu’une grande partie des survivants étaient des orphelins, sans la moindre ressource matérielle…
De quand datent les premières commémorations ?
à la fin des années 1920, les arméniens de Jérusalem se sont regroupés dans différents clubs, notamment Hoyetchman (lié à l’Église) et Homentman (lié au parti Dachnak). Ils ont commencé à commémorer le génocide, mais très différemment. Le premier, à travers le prisme religieux : les victimes arméniennes étaient avant tout considérées comme des martyrs chrétiens, et on se souvenait d’elles lors du “Dimanche rouge”, peu après Pâques.
Le second club s’attachait à l’identité arménienne plus que chrétienne, et commémorait le génocide le 24 avril, jour où les Turcs ont arrêté les leaders des communautés arméniennes. L’événement avait lieu au cimetière arménien situé sur le mont Sion.
Les arméniens ont-ils fini par commémorer leur génocide tous ensemble ?
Oui, mais seulement en 1975. Dix ans plus tôt, pour le cinquantenaire du génocide, 100 000 arméniens d’Arménie avaient manifesté à Erevan, ce qui avait renforcé le militantisme de la diaspora : les arméniens du monde entier se sentaient désormais plus à l’aise pour prendre la parole.
Le 24 avril 1975, pour la première fois, les différents clubs arméniens ont défilé ensemble à Jérusalem, avec les représentants de l’Église en tête de cortège. Celui-ci reliait le monastère Saint-Jacques et le cimetière arménien du mont Sion. Il faut dire que jusqu’en 1967, la vieille ville était sous contrôle jordanien et le cimetière en territoire israélien : manifester d’un lieu à l’autre était donc impossible.
Quel rôle a joué l’Église arménienne dans ces commémorations ?
Pendant longtemps, elle a commémoré le génocide le jour du “Dimanche rouge” plutôt que le 24 avril. Ce jour-là avait en effet une connotation politique : ce n’était pas qu’une journée de mémoire mais aussi de revendication, et les religieux tenaient à se détacher de ces commémorations civiles.
Au milieu des années 1950, pour la première fois, un prêtre arménien catholique, Hayr Gamsaragan, a célébré une messe le 24 avril. Mais ce n’est que depuis les années 1980, après que les différentes associations arméniennes de Jérusalem se sont unies pour commémorer le génocide, qu’une cérémonie religieuse a lieu chaque 24 avril à la cathédrale Saint-Jacques.
Quel message les arméniens font-ils passer chaque 24 avril ?
À partir des photos d’archives et des commémorations auxquelles j’ai moi-même assisté, depuis 1987, j’ai répertorié trois types de discours, lisibles sur les bannières. Il y a un discours moral, qui s’adresse au monde entier et s’exprime donc principalement en anglais : “Armenians demand justice”, “The world must be told the truth”…
Le deuxième est un discours nationaliste, qui peut être assez violent et exige des compensations et la reconnaissance de la part de la Turquie. Le troisième discours, propre à cette région du monde, met sur le même plan le génocide arménien et l’Holocauste.
C’est-à-dire ?
Après la création de l’État d’Israël en 1948, les arméniens de Jérusalem se sont mis à espérer que les Israéliens les soutiendraient : après tout, estimaient-ils, ils avaient vécu le même traumatisme. Pourtant Israël n’a jamais reconnu le génocide arménien.
Dans les années 1980, le cortège hiérosolymitain du 24 avril a vu se multiplier les bannières écrites en hébreu. Certaines parlaient de la “Shoah arménienne” ; d’autres, plus accusatrices, disaient : “il n’y a pas qu’un Holocauste”. Je me souviens aussi d’une grande affiche sur fond rouge, comparant l’ordre génocidaire de Talaat Pacha avec celui d’Adolf Hitler.
Quels changements avez-vous observé ces dernières années ?
À l’heure actuelle 3 000 à 5 000 arméniens défilent chaque 24 avril à Jérusalem. Une partie d’entre eux vient de Haïfa et Jaffa. Depuis une quinzaine d’années, les manifestants ne défilent plus uniquement entre le couvent Saint-Jacques et le cimetière arménien, mais aussi devant la Knesset ou encore l’ambassade de Turquie. τ
Dernière mise à jour: 18/11/2023 22:49