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Arméniens: la renaissance d’une communauté à Jérusalem

Mélinée Le Priol
25 mars 2015
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Même si les arméniens étaient présents en Terre Sainte bien avant le génocide, cette tragédie a eu un impact majeur sur l’évolution de cette communauté à Jérusalem depuis un siècle.


Au milieu des années 1920, la jeune Siradsin s’installe au couvent arménien de Jérusalem. Le génocide l’a contrainte à quitter sa ville turque de Gaziantep pour Alep, en Syrie. Elle y a épousé un autre rescapé qu’elle a suivi jusqu’à Jérusalem, où pourrait enfin commencer leur nouvelle vie. Leur fils y est né en 1947, leur petite-fille en 1990. Cette dernière, Sosé, chanteuse lyrique en formation, n’a jamais quitté le couvent où s’étaient réfugiés ses grands-parents. Encore aujourd’hui, elle vit avec ses parents dans l’un des nombreux appartements que contient cet imposant ensemble qui couvre un sixième de la vieille ville de Jérusalem.

Quand elle parle de “son” couvent, les grands yeux noirs de la jeune arménienne se mettent à briller d’émotion. “Cet endroit, c’est comme mon deuxième père, souffle cette brune au sourire généreux. Un lieu de réconfort, où je me sens à ma place et en sécurité. J’aime chacune de ses pierres. J’y trouve une force spirituelle que je n’ai rencontrée nulle part ailleurs, même dans les églises d’Arménie.” Contrairement à sa grand-mère, Sosé n’est pas orpheline, et dormir à Saint-Jacques n’est pas une question de survie. Cent ans après la tragédie qui a frappé le peuple arménien, il n’en a pas moins gardé une valeur de refuge.

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Environ 300 arméniens vivent aujourd’hui à l’intérieur de ce couvent debout depuis le IVe siècle. À quelque 80 familles s’ajoute le personnel religieux du monastère. “Les gens de l’extérieur n’en reviennent pas que je sois logé gratuitement par l’Église arménienne, s’amuse Robert Karagozian, qui travaille à l’accueil du couvent. J’ai 57 ans, et je n’ai jamais payé de loyer ! C’est une chance, une bénédiction.” Comme celle de Sosé, la famille de Robert vit ici depuis trois générations. Son grand-père paternel est arrivé en 1921 de Zeitoun, en Cilicie. Logé par le couvent, il y travaillait dans un premier temps comme jardinier. “Aujourd’hui, j’ai cinq pièces pour moi tout seul, confesse Robert, alors que juste après le génocide, des familles entières s’entassaient dans bien moins d’espace.”

Au fil des ans

Avec le couvent de Jérusalem comme point d’ancrage, les rescapés du génocide arménien n’ont pas tardé à faire partie du paysage de la Terre Sainte. Remontons le temps au début des années 1940. La présence d’une armée étrangère – britannique – pendant la Seconde guerre mondiale crée des besoins, donc des emplois. Plus prospère que le Liban et la Syrie voisine, la Palestine attire certains arméniens qui s’y étaient établis juste après le génocide. À cette époque, environ 5 000 arméniens vivent à Jérusalem, autant à Haïfa et encore autant à Jaffa. Beaucoup sont artisans ou tiennent des commerces florissants : bijouterie, céramique, photographie…

Si la grande majorité d’entre eux sont des fils et filles de rescapés de la tragédie survenue quelques décennies auparavant, quelques familles arméniennes vivent en Terre Sainte depuis les Croisades… Les arméniens arrivés avant le génocide sont surnommés les kaghakatzi (les “urbains”, en arménien).

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“Les kaghakatzi étaient fiers d’être nés en Terre Sainte, raconte George Hintlian, historien et incollable sur la communauté arménienne de Jérusalem. Ils regardaient les fils de rescapés comme des provinciaux, venus des régions montagneuses de Turquie. En plus, ils parlaient arabe, alors que les arméniens de Cilicie parlaient turc.” La langue arménienne avait beau les relier à la même communauté, les cultures demeuraient différentes.

Au printemps 1948, la création de l’État d’Israël est immédiatement suivie d’une guerre israélo-arabe. De nombreux arméniens de Jérusalem, retrouvant des réflexes de l’après-génocide, se réfugient dans le couvent. “Ils se sont toujours sentis en sécurité en ce lieu”, explique Serope Sahaguian, arménien militant de Jérusalem. Kevork Kahvedjian, qui tient une boutique de photos en vieille ville, était enfant à l’époque. Il n’a pourtant pas oublié ces quelques mois de 1948 : “On vivait à sept personnes dans une seule pièce, la cuisine et les toilettes étaient à une centaine de mètres… Mais on n’avait pas le choix, c’était la guerre !”

Après la victoire d’Israël sur les armées arabes, les non-juifs ne furent plus vraiment les bienvenus dans le nouvel État d’Israël, et une partie de la communauté contrainte à l’exil. Le Liban voit ainsi immigrer 10 000 arméniens de Palestine en quelques années. À cela s’ajoutent des départs vers l’Arménie soviétique, encouragés par Staline, car l’URSS peine à se remettre des pertes humaines de la Seconde guerre mondiale.

Un quartier qui évolue

De son côté, le milliardaire Georges Mardikian encourage les arméniens du Moyen-Orient à rejoindre l’Amérique, où la vie leur sera plus agréable. Après la guerre des Six-jours en 1967, les départs pour l’Occident continuent de s’intensifier, et le patriarcat assiste, impuissant, à l’hémorragie de la communauté. S’il y avait encore 3 500 arméniens à Jérusalem en 1967, ils sont moins d’un millier aujourd’hui.

À l’heure actuelle, le quartier arménien voit s’installer de plus en plus de familles juives israéliennes. Celles-ci désirent voir s’étendre le quartier juif limitrophe. “Tous mes voisins sont partis, déplore Hani Ghawi, qui tient une chambre d’hôtes dans la rue Saint-Marc. Et comme en plus les juifs font plus d’enfants que nous, le quartier a beaucoup changé en quelques années.” Si la communauté arménienne décline aujourd’hui en Terre Sainte, c’est indéniablement le génocide de 1915 qui avait causé sa renaissance dans la première moitié du XXe siècle.

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La mémoire de cette tragédie nationale reste vive au sein de la communauté, notamment à Jérusalem. Sosé Krikorian, tellement attachée à “son” couvent, incarne l’élan de la jeune génération militante. Elle évite d’acheter des produits turcs, et se rendre en Turquie est pour elle un voyage éprouvant.

En ce qui concerne son éventuel mariage, elle est consciente des attentes qui pèsent sur elle : “La communauté tient à ce que nous, les jeunes, nous restions arméniens… et elle a raison ! défend-elle. Il faut sauvegarder la mémoire du génocide, de toutes ces souffrances endurées, et mieux vaut pour cela se marier avec un arménien. Mais où le trouver ? On est peu nombreux, ici, et on se connaît déjà tous. Bon, il ne faut pas exagérer, et je crois que si je tombe amoureuse d’un arabe chrétien, ce sera déjà ça !” 

Dernière mise à jour: 18/11/2023 22:49

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