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Le drogman, pont entre l’Orient et l’Occident

Paul Turban
30 juillet 2018
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Le drogman, pont entre l’Orient et l’Occident

Agent diplomatique ou guide de pèlerins, la figure du drogman
se retrouve dans les récits de voyage comme dans les traités commerciaux au deuxième millénaire. Des Croisades au siècle dernier, retour sur un métier disparu et méconnu, drogman, lien entre l’Occident et l’Orient.


Nous sortîmes de Rama le 4 octobre à minuit […]. Notre troupe était composée du chef arabe, du drogman de Jérusalem, de mes deux domestiques, et du Bédouin de Jaffa qui conduisait l’âne chargé du bagage” (1). Pèlerin de Terre Sainte au XIXe siècle, François-René de Chateaubriand ne put se passer des services d’un drogman. De l’arabe tourdjoumân, devenu en français truchement, le drogman est un autochtone polyglotte qui accompagne les visiteurs au Moyen-Orient, de leur débarquement à leur rembarquement à Saint-Jean-d’Acre, Jaffa ou Gaza. Le frère Liévin de Hamme, dans son Guide indicateur des sanctuaires et lieux historiques de la Terre Sainte (1876), donne ainsi ce conseil : “La meilleure manière de voyager en Orient est de faire prix avec un seul homme qui serve tout à la fois de guide et d’interprète et se charge de tout fournir”.
Cet homme est le drogman.
Le drogmanat est apparu avec la première croisade. Au début du XIe siècle, seule une élite européenne minoritaire peut s’exprimer en arabe. Les frères prêcheurs, ordre nouvellement créé par saint Dominique, en font partie. Ils ont appris cette langue lors de leur prédication dans la péninsule ibérique alors sous la domination des Sarrasins. Mais l’écrasante majorité des Croisés ne maîtrise pas l’arabe lorsqu’ils débarquent, conquièrent puis administrent la Terre Sainte. En 1309, Jean de Joinville mentionne dans sa Vie de saint Louis les “gens qui savaient le sarrasinois et le français, que l’on appelle drogmans”. Ils servent alors d’intermédiaires entre Pierre de Bretagne, alors prisonnier et un émissaire venu leur proposer la liberté. La capture et la rétention de ces Croisés eut lieu en 1250. La même année, un traité de paix et de commerce entre la République de Gênes et le roi de Tunis mentionne des torcimania, que l’on peut traduire par drogmans. L’apparition de ces interprètes est ainsi liée à des besoins diplomatiques.
La conquête de Saint-Jean-d’Acre par les Mamelouks en 1291 signe la disparition définitive des institutions croisées en Palestine. Pendant près de deux siècles, les relations entre Occident chrétien et Orient musulman sont quasi-inexistantes et les pèlerinages rares. Venise innove avec l’envoi en 1493 d’un bailo, ambassadeur permanent, auprès de l’Empire ottoman. En 1536, Jean de la Forest est le premier ambassadeur permanent français chargé des relations avec la Sublime Porte. Le traité dit des Capitulations, contracté par François Ier et Soliman le Magnifique, donne aux commerçants français des avantages commerciaux dans l’Empire. De leur côté, les autres États européens établissent progressivement des relations diplomatiques avec Constantinople. Les diplomates occidentaux, ainsi que les marchands, recrutent des drogmans pour surmonter la barrière de la langue. En 1516 quatre maronites entrèrent au service des franciscains comme drogmans. On garde la trace de lignées héréditaires de drogmans travaillant auprès des frères mineurs jusqu’au XVIIIe.

Sont recrutés, en premier lieu, des Levantins catholiques, descendants de marchands génois, vénitiens ou chypriotes installés depuis plusieurs générations en Palestine mais reconnus ressortissants européens par les Ottomans. Des juifs séfarades, expulsés d’Espagne après la prise de Grenade en 1496, sont aussi engagés auprès des ambassadeurs occidentaux. Des autochtones enfin, généralement chrétiens, peuvent faire office en cas de besoins, mais leur manque de loyauté vis-à-vis des Occidentaux et leur maîtrise trop souvent approximative des langues européennes en font des partenaires peu fiables.

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Le métier se spécialise

Pour combler cette carence Venise engage, dès 1551, des “Jeunes de langue”. Ces jeunes hommes vénitiens sont envoyés à Constantinople pour y être formés aux nombreuses langues de l’Empire ottoman. En 1669, Colbert, alors contrôleur général des Finances du Royaume, reçoit deux mémoires du consul d’Alep puis de l’ambassadeur de Constantinople dressant un portrait sombre du commerce français dans l’Empire ottoman. Ce déclin est attribué à la piètre qualité et aux abus des drogmans locaux. Le plus influent des ministres de Louis XIV décide alors la création de l’école des “Jeunes de langues” le 18 novembre 1669. En un siècle et demi, environ 70 jeunes français apprennent ainsi chez les capucins de Constantinople le turc, l’arabe et le persan. À titre d’exercices, les étudiants traduisent des ouvrages orientaux, qui alimentent la bibliothèque royale. Ils sont ensuite envoyés dans les ambassades d’Orient au côté des diplomates. Utilisés comme traducteurs et émissaires, ils avaient aussi un véritable rôle diplomatique puisqu’ils devaient commenter les messages des diplomates français et convaincre leurs interlocuteurs ottomans.

Au service des pèlerins

Au XIXe siècle, le pèlerinage en Terre Sainte connaît un nouvel engouement. Après les merveilles de l’Égypte pharaonique, les Européens retrouvent de l’intérêt pour les Lieux saints de Palestine. Sur les traces des pèlerins romantiques solitaires du début du siècle, commencent à arriver des groupes de pèlerins européens, mais aussi canadiens. Les mentions de drogmans se multiplient alors dans les récits de pèlerinages comme dans les guides écrits à leur endroit. Dans ses lettres (3) rédigées à la fin du XIXe siècle lors d’un pèlerinage, l’abbé québécois Casgrain dit de son drogman qu’il tient “à la fois de Sancho et de Gil Blas”, deux valets fidèles mais fripons et vulgaires de la littérature picaresque du XVIIIe siècle. Après cette description peu laudative, l’homme d’Église poursuit : “Les courses qu’il a faites, les aventures dont il a été le héros ou le témoin, fourniraient le thème d’une Odyssée”. Une description fantasmée, mais qui montre l’importance accordée au drogman par le pèlerin.
Ce sont les premiers guides détaillés à destination des pèlerins qui offrent un aperçu plus fidèle du rôle concret du drogman. Ainsi peut relever de la responsabilité de l’interprète, selon le contrat établi au port après le débarquement (voir encadré), toute l’organisation du voyage. Le drogman pouvait faire office de garde du corps si les pèlerins se trouvaient chahutés par des voleurs ou des bandits. Dans une lettre du comte de Piellat au Père Picard, sur l’organisation d’un pèlerinage en 1883 (4), on constate même que trois drogmans accueillent à leur domicile des pèlerins. Bien sûr, s’offrir de tels services étaient réservés à des pèlerins fortunés ou voyageant en groupe. Le retour des drogmans est de courte durée. Avec la disparition de l’Empire ottoman en 1918, la figure du drogman s’efface pour ne rester que dans un lieu, le Saint-Sépulcre, qui vit encore au rythme du XIXe siècle, en vertu du Statu quo.♦

 

1 CHATEAUBRIAND François-René de, Itinéraire de Paris à Jérusalem (1811).
2 VILLAMONT Jacques de, Les Voyages du Seigneur de Villamont, Chevalier de l’ordre de Hierusalem, Gentilhomme du pays de Bretagne. Divisez en trois Livres […], Paris, Claude de Monstr’œil et Jean Richer (1595)
3 CASGRAIN Henri Raymond,
Lettres de l’abbé Casgrain durant son voyage en Palestine, La Semaine religieuse de Québec (1892).
4 Lettre du frère Évagre au comte de Piellat, juillet 1884, AAJ, N19, Correspondance Notre-Dame de France


Le modèle de contrat proposé par le guide Liévin

Le frère Liévin propose dans son Guide-indicateur de Terre Sainte un contrat type en 16 articles. Ce contrat stipule que le personnel et les animaux de transport seront fournis par le drogman (art. II). L’article III liste tous les objets nécessaires au voyage que le drogman doit fournir, précisant jusqu’aux menus : “Au premier déjeuner, du café au lait, chaque fois qu’il sera possible, des œufs à la coque ou en omelette, ou bien un plat de viande chaude, du beurre ou du miel avec du bon pain”. Ainsi pour les deux autres déjeuners. Ensuite sont décrites les dépenses à charge du drogman et celles à la charge des pèlerins, notamment celles engendrées en cas de modifications du voyage décidées par eux. L’article IX décrit précisément l’itinéraire. Alors que l’article X prévoit les dédommagements dus au drogman en cas d’interruption du voyage avant son terme,
l’article XI stipule que tout différend entre les parties contractantes sera tranché par le consul. Enfin, les articles restants établissent le calendrier du voyage et du paiement.

Dernière mise à jour: 13/02/2024 12:48

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