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Massignon, hôte en Terre Sainte

Entretien avec Manoël Pénicaud (CNRS) - Marie-A. Beaulieu
8 juillet 2020
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La Terre Sainte avait une place spéciale dans le cœur de Louis Massignon. Avec Manoël Pénicaud auteur de la biographie qui nous le fait redécouvrir, Terre Sainte Magazine revient sur le sens spirituel et la vision politique qu’en avait ce grand intellectuel et mystique.


Comment Massignon fait-il connaissance avec la Terre Sainte ?

En bon catholique, dès l’enfance nourri des écritures et de lectures religieuses, il se façonne tout un imaginaire de la Terre Sainte. Comme voyageur, il va commencer par ses périphéries : l’Égypte en 1906, le Liban en 1908 à son retour de Bagdad et après sa reconversion soudaine au christianisme. Mais c’est en 1917, qu’il pose le pied au centre de cette Terre Sainte, déjà chère à son cœur, en faisant partie du convoi officiel des Forces de l’entente qui entre dans Jérusalem par la Porte de Jaffa le 11 décembre. Il va alors avoir l’occasion de rester plusieurs mois à Jérusalem qui est pour lui le cœur palpitant de la Terre Sainte. Sur place, il alternera entre ses activités de conseiller diplomatique et militaire et sa démarche de pèlerin dans ce territoire constellé de sanctuaires des différentes religions.

1 décembre 1917, Jérusalem, citadelle de David porte de Jaffa. Le sous-lieutenant Louis Massignon (désigné par une flèche rouge) aux côtés du lieutenant-colonel Thomas Edward Lawrence, dit Lawrence d’Arabie, du maréchal Edmund Allenby et du haut-commissaire en Palestine et en Syrie français, François Georges-Picot. ©Library of Congress Prints and Photographs Division

Lui qui voyage et connaît tout le Proche-Orient, lui accorde-t-il une place différente et si oui laquelle ?

De fait, il voyage dans le monde entier et particulièrement dans le monde musulman du Maroc aux Indes, mais il tient ce lieu pour central. Il la nomme “le jardin d’enfants de l’humanité réconciliée”, et voit en Jérusalem son cœur palpitant. Pour lui, la ville trois fois sainte est la capitale de ce qu’il appelle la “géographie spirituelle du monde”. Selon lui encore, c’est, sur le plan eschatologique, la ville de la réconciliation finale au Jugement dernier. Il aime à souligner aussi que Jérusalem dans les premiers temps de l’islam fut la première qibla, la direction dans laquelle les musulmans et le prophète Muhammad se tournent pour prier. Quand Massignon va créer un groupe de prière de chrétiens d’Orient qui a vocation à prier pour le salut des musulmans, la Badaliya, ils s’orienteront vers Jérusalem qu’il appelle “notre qibla” chrétienne.

S’agissant de Jérusalem, il s’y rend à 28 reprises – entre 1917 et 1953 – ce qui confirme l’attachement qu’il lui porte. On le voit en photo au Saint-Sépulcre, sur l’Esplanade (des mosquées), devant le Mur (des lamentations) mais il affectionne d’autres sanctuaires, Bethléem, Nazareth, le Carmel et surtout Hébron.

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Que trouve-t-il à Hébron ?

Hébron, el Khalil en arabe, est la ville de l’ami de Dieu, Ibrahim. Or Massignon est l’un des pères de ce que l’on a appelé l’abrahamisme. Quand il entre dans le Tiers-ordre franciscain en 1931, il prend le nom d’Ibrahim, la forme arabe d’Abraham.

Abraham, c’est l’ancêtre commun qui, à Mambré dans le livre de la Genèse et dans le Coran, reçoit trois anges. Abraham c’est celui qui accueille l’étranger, un terme qui est très important chez Massignon qui appellera sa conversion “la Visitation de l’Étranger” qui est Dieu. Hébron, c’est aussi le lieu du caveau des Patriarches où Ismaël aurait rejoint Isaac pour inhumer leur père (Gn 35, 9). Donc c’est le lieu où les frères rivaux, si ce n’est ennemis, se retrouvent malgré tout pour honorer leur père défunt.

Un autre sanctuaire a une valeur particulière pour Massignon. Il se trouve à une quinzaine de kilomètres d’Hébron, c’est Bani Na’ïm où est liée la tradition de l’intercession d’Abraham pour Sodome et Gomorrhe.

 

 

Pouvez-vous revenir sur l’expression de “jardin d’enfants de l’humanité réconciliée” ?

C’est une interprétation personnelle mais dans “jardin d’enfants” on a certainement une référence au début de l’humanité, au jardin d’Eden de la Genèse. Il y a à la fois quelque chose de l’origine et de la finalité de l’histoire tendant vers cette réconciliation eschatologique. Jérusalem doit être selon lui le théâtre de la réconciliation finale.

Après 1948 et la proclamation de l’État d’Israël, il s’engagera pour la cause des réfugiés palestiniens en invoquant le droit d’asile et le devoir d’hospitalité qui fait justement écho, dans sa spiritualité, à la vocation d’accueil d’Abraham

Il utilise aussi l’expression de “tunique sans couture de l’humanité réconciliée”…

Effectivement mais on entre là dans une dimension plus politique de Massignon. Il faut d’emblée dire que chez lui mystique et politique sont intrinsèquement liées. Au point que l’on peut certainement dire que sa mystique gouverne son sens politique. Cette expression il la répète à partir de 1947, année du projet de partition de la Terre Sainte proposée à l’ONU et contre lequel il s’insurge et qu’il tient pour “impie”. Il dit exactement que toute la Terre Sainte est sacrée et qu’elle “ne devrait pas être un objet de partage entre privilégiés, mais la tunique sans couture de la réconciliation mondiale, un lieu d’intime mélange entre tous”. Politiquement, il est pour l’internationalisation des lieux saints sous contrôle de l’Onu dont il désire même qu’elle installe son siège à Jérusalem. (La question s’est d’ailleurs discutée mais c’est New York qui sera finalement choisie). Après 1948 et la proclamation de l’État d’Israël, il s’engagera pour la cause des réfugiés palestiniens en invoquant le droit d’asile et le devoir d’hospitalité qui fait justement écho, dans sa spiritualité, à la vocation d’accueil d’Abraham. Dès lors, à chacun de ses voyages, il visitera les camps de réfugiés. Mais cet engagement, qu’il défendra parfois avec virulence, va entraîner une coupure avec certains de ses amis comme Jacques Maritain ou Paul Claudel. Il est cohérent avec sa spiritualité et si l’on peut dire qu’il a été à cette période antisioniste.

 

Cet antisionisme a entraîné des accusations d’antisémitisme ?

Le sujet est sensible et épineux. Oui, mais je pense que c’est à tort. Des travaux sérieux ont été faits sur le sujet “Massignon et l’État d’Israël”. Il faut savoir que dans les années 1920, il fréquente des figures de proue du sionisme, Haïm Weizmann et Aaron Aaronsohn, et lui-même est pro sioniste à cette époque. Il y est favorable tant qu’il n’y a pas d’appropriation exclusive de la Terre Sainte.

Dans les années 30, il est un des acteurs du dialogue judéo-chrétien en France. Je pense qu’il faut rappeler son indéniable philosémitisme au point d’avoir œuvré toute sa vie pour la “sémitisation des âmes”. C’est une formule qu’il utilise, en écho à la célèbre sentence du pape XI en 1938 à Bruxelles : “Spirituellement, nous sommes tous des sémites” et Massignon s’inscrit dans ce sillage au nom de l’abrahamisme qui l’anime. Pour achever de battre en brèche cette accusation d’antisémitisme, il faut souligner son amitié et convergence de vue avec Judah Magnes, premier président de l’Université hébraïque de Jérusalem et fondateur en 1942 du parti politique Ihud (Unité), favorable à un état binational où arabes et juifs cohabiteraient “à égalité”, comme aime à le souligner souvent Massignon.

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Sa pensée oscille donc entre le sentiment que l’État d’Israël veut confisquer la Terre Sainte, tout en percevant cependant un mystère divin dans le retour d’Israël biblique en Palestine.


Louis Massignon

Le « catholique musulman »

Auteur : Manoël Pénicaud

Editeur : Bayard Culture février 2020, 450 pages

ISBN-10 : 22 27 48 93 91

 

 

 

Surnommé le “catholique musulman” par Pie XI, Louis Massignon est un grand témoin et acteur du XXe siècle. Professeur au Collège de France, islamologue, historien, linguiste, sociologue, militaire,aventurier, écrivain, homme engagé… sa vie offre une amplitude exceptionnelle et en fait l’un des plus fascinants savants français du siècle dernier.

Manoël Pénicaud est anthropologue, chargé de recherche au CNRS et spécialiste des relations interreligieuses. Il a publié plusieurs ouvrages, dont Lieux saints partagés (collectif, Actes Sud-Mucem, 2015), Le réveil des Sept Dormants. Un pèlerinage islamo-chrétien en Bretagne (Cerf, 2016), Cœxistences (collectif, Actes Sud-MNHI, 2017). Il est aussi l’un des commissaires de l’exposition Lieux saints partagés présentée à Marseille, Tunis, Paris, New York, Istanbul…

Dernière mise à jour: 08/03/2024 15:25

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