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La marche funèbre du Saint-Sépulcre

Marie-A. Beaulieu
24 décembre 2021
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La marche funèbre du Saint-Sépulcre
Dans la vallée du Cédron, plusieurs tombeaux sont visibles qui l’étaient déjà du temps de Jésus. ©Hadas Parush/Flash90

L’histoire de Jérusalem et des lieux saints est fascinante et à force de s’en émerveiller, on pourrait nourrir de la nostalgie pour ces temps révolus. Il est pourtant des épisodes du passé qui nous font préférer le présent. Ainsi en est-il de la bataille mémorable autour d’une simple marche d’escalier.


Qu’est-ce qui fait 56 cm de large, 2,8 mètres de long, 3 cm de hauteur (apparent), qui est en pierre et qui déclencha une crise diplomatique ?

Une marche. La première marche de l’escalier qui, flanqué à la façade de la basilique du Saint-Sépulcre, donne accès à la chapelle en surplomb. À moins que cette première marche ne soit une dalle du parvis ?

Balayer c’est incidemment faire preuve qu’on a la charge de l’endroit que l’on balaie. Dans les lieux saints partagés – le Saint-Sépulcre et la Nativité – passer le balai est un privilège jaloux et savamment codifié. On sait précisément à qui appartient quoi et quand en prendre soin. Déroger à la règle crée un casus belli.

Si la chapelle attachée à la façade de la basilique s’appelle la chapelle des Francs, on peut deviner que l’escalier tout entier permettant d’y accéder, appartient aux “francs”, les “franji”, les croisés et donc aujourd’hui les catholiques latins. Et c’est le cas. Mais certains orthodoxes, jusqu’à aujourd’hui, digèrent mal de devoir partager les lieux saints.

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La bataille

Ce funeste lundi 4 novembre 1901, il y a 120 ans, Euthymios, le supérieur grec du Saint-Sépulcre, qui trouvait son patriarche trop laxiste, avait décidé de faire la démonstration de son zèle orthodoxe aux moines de sa confession et aux Russes. Pour ce jour, il avait fomenté un coup de force contre les franciscains en vue de rogner un de leur droit : celui de balayer la première marche dudit escalier.

Toute la journée, les franciscains virent arriver des moines “des popes et surtout de bandits grecs déguisés en moines”, au point qu’eux-mêmes à l’heure où ils devaient faire le ménage avaient fait venir une vingtaine de frères. Au moment fatidique où un franciscain posa le balai sur la marche en question la bataille éclata, d’une violence rare. “Quelques minutes après, quinze Franciscains gisaient sur le pavé, blessés grièvement pour la plupart ; des policiers et des soldats turcs qui s’étaient entremis pour les protéger, l’un avait l’œil crevé, d’autres, la tête ou les épaules meurtries par les coups de poing et de bâtons.” (1) Les récits outragés et truculents ne manquent pas.

Ce n’est ni la première fois ni la dernière que les religieux dans un lieu saint en venaient aux mains. Mais la nouvelle de cette bagarre fit le tour du monde. En France, de nombreux journaux s’en firent l’écho. L’Illustration en fit sa Une. C’est que la bataille en question entraîna des conséquences diplomatiques importantes. À l’heure de la déliquescence de l’Empire ottoman, quand le Proche-Orient faisait l’objet de toutes les convoitises, voir des orthodoxes et des catholiques s’affronter, c’était voir des blocs d’influence prendre leur défense : la Russie pour les Grecs, la France – pour les Latins puisqu’elle était tenue pour être la protectrice des Lieux saints depuis les accords signés avec la Sublime Porte. À ceci près que si l’on compta un Français parmi les 15 blessés franciscains, on dénombra aussi “deux Allemands, cinq Italiens, un Anglais, un Espagnol, deux Russes, un Hollandais et deux Ottomans”. Autant de Nations offensées qui voulaient défendre leurs coreligionnaires mais aussi en remettre à cette France impie qui chez elle expulsait les religieux qu’elle prétendait ici défendre.

« Quelques minutes après, quinze Franciscains gisaient sur le pavé, blessés grièvement pour la plupart »

Comble de malchance pour la France, elle est alors en froid avec les Ottomans et le poste de Consul Général est momentanément vacant. Le chancelier a beau s’essayer, il ne fait pas le poids. La Custodie elle-même trouve la France un peu légère (c’est un euphémisme car elle ne décolère pas) voire désireuse de ménager ses relations avec la Russie auprès de laquelle s’est rangé Euthymios. C’est un imbroglio diplomatique sans nom (2).

De nos jours, quand Ismaël, employé musulman des Grecs-orthodoxes, balaie la première marche de cet escalier, il y est autorisé par un traité international ! Les Franciscains ont toujours la charge exclusive de balayer le reste des marches.

Il y a encore occasionnellement des disputes entre religieux au Saint-Sépulcre, elles s’apparentent à des querelles entre membres d’une même fratrie mais les puissances européennes n’instrumentalisent plus les lieux saints. Ou pas de la même manière ?

 

1. L’attentat du Saint-Sépulcre, par Charles Fabrègues, dans la Revue des études byzantines, Année 1902 5-4 pp. 244-246.

2. Voir sur Internet les pages de la thèse de Master 1 d’Alexis Vrignon, Le protectorat religieux de la France en Palestine (1852-1914).

Dernière mise à jour: 24/04/2024 10:19

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