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Lina Abu Akleh, visage de la lutte contre l’impunité

Interview par Cécile Lemoine
6 février 2023
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Lina Abu Akleh, visage de la lutte contre l’impunité
Depuis le 11 mai 2022, Lina Abu Akleh n’a plus quitté ni ses vêtements noirs ni son pins à l’effigie de sa tante ©mab/tsm

Nièce de Shireen Abu Akleh, la journaliste chrétienne palestinienne tuée en mai dernier par l’armée israélienne, Lina se bat depuis sans relâche pour que justice soit faite, et les coupables punis. De Washington à Paris en passant par le Vatican, la hiérosolymitaine de 27 ans espère que son combat créera un précédent pour les Palestiniens


Ils sont jeunes, chrétiens, palestiniens et/ou israéliens. Alors que beaucoup émigrent, en quête de meilleures opportunités, eux restent et s’engagent. Ils sont la génération qui pense et bâti la Terre Sainte de demain. Leur voix vont compter. La rédaction a rencontré Lina Abu Akleh à Jérusalem le 17 novembre 2022. Quasiment 6 mois jour pour jour après le décès de sa tante, et 3 jours après l’annonce de l’ouverture d’une enquête indépendante par le FBI.

TSM : Comment allez-vous, six mois après le décès de votre tante ?

Lina Abu Akleh : Ces six derniers mois ont été particulièrement éprouvants. Il a fallu s’habituer à l’absence de Shireen. Nous sommes une toute petite famille : six personnes. Et maintenant cinq. Shireen était ma seule tante. Depuis aussi loin que je me souvienne, elle a toujours été mon modèle. C’était une femme tellement accomplie, indépendante, fougueuse, courageuse… Son travail de reporter ces vingt dernières années était admiré par tout le monde. Elle était aussi empathique, pleine de compassion. C’était ma meilleure amie, une seconde mère. Toutes les décisions importantes de ma vie ne se prenaient pas sans que je lui demande son avis, ses conseils. Après sa mort, je pensais que justice serait rendue. Mais l’enquête balistique menée par les États-Unis en juillet, puis l’enquête militaire israélienne n’ont mené à rien : les responsables ne sont toujours pas punis.

Plaider pour que justice soit faite est devenu un emploi à temps plein. Je passe parfois des semaines sans voir mes amis. C’est surtout épuisant mentalement. C’est lourd d’en parler tout le temps, de se remémorer les moments douloureux. Mais c’est important de continuer à parler de Shireen, de garder sa mémoire, son héritage en vie. Et vous savez, il y a des moments, comme l’annonce de l’ouverture d’une enquête indépendante par le FBI que nous demandions depuis le départ, qui font sentir que tout ça en vaut la peine. On est entendu. Cela soulage toute la douleur, les angoisses, la tristesse…

Comment en êtes-vous arrivée à incarner cette lutte pour la justice ?

Je ne pensais pas me retrouver dans cette position. Je me suis juste dit que c’est ce que tout le monde ferait : défendre sa famille dans des circonstances tragiques. J’étais aussi disponible et en mesure de le faire. Quand Shireen a été tuée, j’étais à Jérusalem. Mon père et ma sœur étaient à l’étranger. Mon frère ne voulait pas avoir affaire aux médias. Je venais de finir mes études et je cherchais du travail. Il se trouve que j’ai un master en études internationales, avec une spécialité sur les droits de l’homme, la gouvernance et la justice mondiale. J’avais les compétences, et il n’y a pas de meilleure mise en pratique que la défense des droits de ma tante, même si j’aurais aimé que cela n’arrive pas dans ces circonstances.

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Vous avez fait vos études entre le Liban et les États-Unis. Vous n’avez jamais pensé à vous installer ailleurs qu’en Terre Sainte ?

J’ai toujours su que je reviendrai à Jérusalem. Il y a ce lien… Assez indescriptible et encore plus fort depuis que Shireen y est enterrée. C’est une ville qui comptait aussi beaucoup pour elle. Elle la défendait sans cesse. Aujourd’hui j’essaie de remettre de l’ordre dans cette vie que j’ai mise sur pause pendant six mois. J’espère voir aboutir d’ici le début de l’année les quelques opportunités de travail qu’on m’a offertes, mais je me laisse d’abord le temps de souffler, de prendre du recul.

Cette voix que vous avez acquise, est-ce que vous allez continuer à vous en servir pour défendre d’autres causes ici en Terre Sainte ?

Je ne m’étais pas vue comme ça. Du moins pas avant cette nomination parmi les 100 prochains leaders du Time Magazine, où des gens qui ont commencé à me dire : « Tu as de l’influence, tu inspires beaucoup de jeunes femmes, une nouvelle génération, continue à faire ce que tu fais… » J’ai réalisé que oui, je pouvais faire la différence avec ma voix et mon message.

Peu importe ce qui s’écrira dans le prochain chapitre de ma vie, je veux contribuer à construire une réalité différente grâce à mon travail. Et tant que Shireen n’aura pas obtenu justice nous continuerons à nous battre. Nous ne le faisons pas seulement pour elle, mais pour qu’aucune autre famille ne vive ce par quoi nous sommes passés. Demander que justice soit faite, c’est aussi espérer qu’un précédent soit créé pour les cas à venir, qu’on arrivera à une plus grande justice pour le peuple palestinien.

Depuis le début, vous demandez le soutien du pape. Pourtant, l’identité chrétienne de Shireen Abu Akleh n’est pas la cause de sa mort. La plupart des gens ignoraient d’ailleurs qu’elle était grecque-catholique

Elle était journaliste. Elle n’a jamais partagé son affiliation religieuse pour garder son objectivité. Lors de la messe célébrée en souvenir des six mois de son décès, le prêtre a eu une phrase qui depuis ne me quitte plus : Shireen était une « chrétienne en silence ». Au final, c’est aussi ça, être chrétien : ne pas le crier sur tous les toits, mais laisser les valeurs et le message de Dieu guider nos gestes et nos actions. En silence. C’est ce qu’elle faisait.

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Elle était très généreuse, toujours en train d’aider les gens dans le besoin, de faire des dons aux hôpitaux, de rendre service. Quand le monde a réalisé qu’elle était chrétienne, on a reçu des soutiens de partout. C’est dommage que la condamnation de la part du Vatican ne soit venue que plus tard, mais nous sommes reconnaissants de la bénédiction donnée par le pape en octobre et du temps qu’il a pris pour nous écouter. Ce voyage était différent. Plus « saint ».

Et vous, quel est votre rapport à la religion ?

J’ai grandi dans une famille chrétienne palestinienne. Les deux sont une partie importante de mon identité. Ici les chrétiens sont autant victimes de discriminations que le reste des Palestiniens. On l’a vu lors des célébrations de la Pâque orthodoxe en 2022, avec toutes ces restrictions policières, ces quotas pour accéder au Saint-Sépulcre. Quand je suis à l’étranger, je dois faire beaucoup de pédagogie : tant de gens ignorent qu’il y a des chrétiens en Palestine ! Ils voient le conflit comme un problème entre musulmans et juifs, mais ce n’est pas le cas. Il y a une occupation et des discriminations contre les Palestiniens, pas contre les musulmans. Le meilleur témoignage de cette situation c’est ce qui est arrivé lors des funérailles de Shireen. La manière dont le cortège funéraire a été attaqué, dont notre famille a été meurtrie… Nous n’avons pas pu faire notre deuil. C’est une violation de notre droit à la dignité.

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