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Le rocher devant l’Histoire : mille ans de témoignages

Narcyz Klimas
29 janvier 2017
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Le rocher devant l’Histoire : mille ans de témoignages
C’est à la lumière d’un smartphone que le frère Narcyz Klimas contemple le rocher. L’historien confessera que le franciscain en lui est entré le premier et s'est d’abord laissé et avant tout émouvoir ©MAB/CTS

Ce n’est pas seulement le sol qui est fouillé, mais aussi les archives : témoignages sur près d’un millénaire de documents concernant le lit funéraire du Christ.


En 1009, il fit détruire le Saint-Sépulcre. On l’appela Hakim le fou. Au cœur d’un règne de terreur et d’excentricités, le sixième calife fatimide, pris d’un accès de zèle religieux, s’attaqua au lieu saint le plus important de la chrétienté. Un acte qui sera le déclencheur des croisades. Mais qu’est-ce que le gouverneur de Naplouse, à qui fut ordonné de procéder à la destruction, détruisit vraiment ?

Quelques années après la destruction de 1009, les chrétiens purent reconstruire. Parmi les témoignages qui nous informent sur la nature des travaux effectués, nous trouvons celui de l’abbé Daniel, un higoumène russe venu en Terre Sainte en 1106-1107. L’abbé Daniel parle de la surface supérieure d’un banc creusé dans le rocher “maintenant recouvert de marbre et le côté vertical de la même qui fut protégée par une dalle en marbre avec trois trous circulaires au travers desquels les pèlerins pouvaient toucher et même baiser le rocher” (1).

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C’est la première fois qu’on cite le revêtement du rocher après la destruction opérée par Al-Hakim ; il a peut-être été réalisé pour protéger le rocher sacré de la piété des pèlerins qui auraient voulu en emporter des reliques (voir l’exemple du Tombeau de la Vierge dans la vallée du Cédron). D’après un témoignage (2), le patriarche grec et un évêque syrien auraient pris, avant la conquête de Jérusalem par les Croisés, une partie du rocher pour ne pas permettre aux Croisés d’y mettre la main ; ensuite, les restes du rocher furent recouverts (par quoi ?) afin de les protéger. Hypothèse : s’agit-il du revêtement décrit par l’abbé Daniel, avec les trois trous en forme de hublot sur la face verticale ?

Rare image de la tombe dépouillée des icônes,
bas reliefs, chandeliers et fleurs qui l’ornent habituellement ©Nadim Asfour/CTS

Rares sont ensuite les témoignages décrivant les travaux effectués par les Croisés conquérants de Jérusalem. Ils ont probablement laissé la dalle de couverture du rocher qui avait été posée durant la restauration réalisée par Constantin Monomaque, ou peut-être même, quelques années après la destruction par Al-Hakim ? La Croix des Croisés, dont on voit seulement une partie sur la dalle de marbre apparue à nos yeux le 27 octobre dernier, fut-elle ajoutée ou gravée vraiment par les Croisés comme un signe de leur présence ?

Plus tard, au XIVe siècle, en 1345 exactement, nous trouvons un autre témoignage d’un pèlerin anglais qui parle d’une dalle de marbre recouvrant la partie supérieure du banc rocheux : “la tombe était décorée par une dalle de marbre qui présentait des saillies sur les côtés et, au centre de la dalle, une rainure était gravée”. (3). Deux ans plus tard, en 1347, frère Niccolò da Poggibonsi (4), en parlant de la tombe, cite clairement les “trois fenêtres rondes sur la partie antérieure de ces dalles de marbre, à travers lesquelles on peut mieux voir le saint sépulcre”.

Le rocher hermétiquement couvert

Les sources postérieures, comme celle de Félix Faber qui visita le lieu en 1480 et en 1483, ne disent rien à ce propos ; mais ce dernier, depuis la chapelle de l’Ange, vit sur le mur occidental de la même chapelle, où se situait la porte d’accès au sépulcre du Seigneur, que le mur “était dépouillé et, en tenant la lumière tout près, je vis une paroi creusée dans le rocher, non pas de la maçonnerie avec des pierres taillées, mais d’une seule pièce”.

Deux ans plus tard, un autre franciscain, Suriano, parle dans son Traité d’une restauration ou d’un recouvrement du banc par les franciscains pour adapter le lieu à la célébration de la messe, en citant le nom de Fr. Tommaso de Montefalco. L’intervention – accordée par le sultan Jaqmaq à la requête du négus Zarea Ya’qub, roi d’Éthiopie – aurait été réalisée en 1435 ou, selon une autre version en 1430. Le même Suriano, qui évoque cette restauration, fut chargé de la distribution des morceaux du rocher du sépulcre dégagés à la suite de la restauration (5).

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Dans les témoignages postérieurs, il n’y a aucune autre trace des ouvertures dans la dalle de marbre, sur cette façade. Même Boniface de Raguse n’en parle pas. En effet, c’est à lui qu’on attribue la restauration de l’édicule de la tombe à l’époque de la Renaissance, y compris la pose de la dalle que l’on voit encore aujourd’hui, avec la fameuse rainure au milieu, réalisée pour “tromper les Turcs qui, si la dalle avait été intègre, attirés par sa beauté, l’auraient enlevée et employée à leurs propres fins” (6).

Mais sur les restaurations réalisées en 1555 par Boniface de Raguse, custode de Terre Sainte, nous trouvons sa propre description lorsque en 1570, étant déjà évêque de Stagno, il écrivit une lettre dans laquelle il parle des travaux effectués au tombeau (7). L’édicule précédent fut abattu à cause de son lamentable état, et donc “la démolition porta à la lumière devant nos yeux le sépulcre très saint du Seigneur, creusé dans le rocher. Quand nous dûmes enlever une des dalles d’albâtre qui recouvraient le sépulcre, sur lesquelles était célébré le sacré mystère de la messe, il nous apparut ouvert cet ineffable lieu où le Fils de l’homme avait été déposé pour trois jours” (8).

Puis il raconte encore avoir trouvé sur le rocher le “sang très saint du Seigneur Jésus, mélangé à l’onguent avec lequel il avait été oint lors de la sépulture nous en prenions (comme relique), nous l’avons vu et l’avons embrassé”. C’est probablement à cause de ces mots que Boniface fut accusé par les Grecs : “sous l’excuse de réparer et de recouvrir de marbre le saint sépulcre, il avait déjà taillé la tombe en pierre, où fut déposé le corps très précieux du Sauveur, et il l’avait envoyé furtivement à ses Princes de la Chrétienté, et le marbre fut posé non pas comme décoration ou ornement du tombeau, mais pour cacher le vol”.

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Mais le custode dit à sa défense : “Cette pierre n’est pas mobile, mais c’est un rocher et pour la couper il faut du temps, et avec ciseaux et marteaux on aurait fait du bruit”. Un tel stratagème est impossible car tous ceux qui étaient à l’intérieur auraient pu entendre le bruit de la taille. Puis il ajoute : “la pierre est grande, la porte de l’église a toujours été fermée, par quelle porte serait-elle sortie ?” Ainsi le custode fut disculpé des accusations des Grecs par le cadi lui-même”(9). Boniface nous dit aussi que “au milieu de ce lieu très saint, il y avait un morceau de bois, enveloppé dans un suaire précieux. Lorsque nous le prîmes en main et il fut exposé à l’air, le suaire se dissout en nos mains et restèrent seulement quelques fils en or”(10).

Les travaux de restauration – exécutés à la demande du pape Jules III (1550-1555) et avec l’aide et les financements de l’empereur Charles Quint et de son fils Philippe, roi d’Espagne, mis à disposition par l’ambassadeur de Charles à Venise, Francisco Varga – furent décrits par Boniface lui-même dans le Liber de perenni cultu T.S. Boniface parle de la restauration du tombeau, en la date du 27 août 1555, en disant : “j’ai restauré ce lieu sacré depuis les premières fondations et je l’ai décoré de dalles de marbre luisant” (11).

Rénovation déjà

Sur la dalle de marbre gris, une croix gravée par les croisés suivant probablement le modèle de la croix de Lorraine, d’où était originaire Godefroy de Bouillon ©Nadim Asfour/CTS

En plus des Chroniques, c’est-à-dire les Annales de Terre Sainte de Verniero, nous trouvons encore une précision sur la rainure traversant la dalle de marbre qui recouvre le banc rocheux : “Boniface  revêtit la très précieuse tombe par des marbres très fins, avec une grande dalle du même marbre en-dessus, toute entière, bien que avec un signe artificiel de rainure, ou cassure, afin que les Turcs ne la prennent pas en voyant sa beauté” (12).

Deux siècles plus tard, cet édicule – restauré par Boniface, comme du reste la tombe – se trouva dans un état déplorable, car en 1729, les franciscains effectuèrent encore d’autres restaurations dans la même chambre funéraire, mais sans apporter de changements à la couverture de la tombe, y ajoutant cependant les dalles de marbre associées à des morceaux de métal pour former ainsi l’autel pour célébrer la messe. Tout cela fut décrit par P. Elzeario Horn, dans son Ichonographiae (13).

En 1808, un incendie éclata dans l’église, endommageant la coupole qui surplombe le sépulcre du Christ (Anastasis) et détruisant le petit dôme de l’édicule et les revêtements de marbre qui le recouvraient, mais le feu ne détruisit pas l’intérieur de l’édicule, ni les dalles qui recouvraient le banc rocheux. Un an plus tard, la communauté des grec-orthodoxes reçut le permis du sultan Mahmud II de restaurer l’église et même l’édicule. Restauration qui fut réalisée sous la direction de l’architecte grec Komnenos. L’extérieur de l’édicule du sépulcre fut rebâti, laissant intacte la chambre funéraire et ses revêtements en marbre.

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Maximos Simaios, décrivant tout ce qui fut sauvé de l’incendie, (14), affirme que “la chambre funéraire apparaissait comme une grotte, creusée au ciseau dans la roche calcaire. Les parois nord et sud étaient creusées dans la roche, mais les murs à l’est et à l’ouest et le plafond étaient en maçonnerie”. Durant la restauration, Komnenos, toujours en suivant la description de Simaios, “ouvrit l’extrémité ouest de la tombe et il fut inondé par un parfum incroyablement doux, la roche du sépulcre surgissait du vrai marbre vrai”. Le côté sud de la tombe fut couvert par deux marbres, c’est l’extérieur qui s’offre à nos yeux actuellement.

De l’intérieur il ne dit même pas un mot. Sur le rocher de la tombe se trouvent deux autres marbres, l’un sur l’autre, identiques : le supérieur que nous voyons encore aujourd’hui et l’inférieur qui remonte au Moyen Âge. La description de Simaios indique que seul le côté ouest fut ouvert durant la restauration, les dalles en marbre étant laissées en place ; ce sont les mêmes que nous voyons aujourd’hui en entrant dans la chambre funéraire.

Questions en suspens

En résumant les informations recueillies dans tous ces textes, de nombreux doutes et incertitudes subsistent quant au revêtement du banc rocheux où fut déposé le Corps du Christ. Tout d’abord, quand fut déposée la dalle verticale en marbre qui couvre la “façade” ou le côté sud du banc rocheux, avec les trois ouvertures ou les trois hublots à travers lesquels on pouvait voir et toucher la roche elle-même ? Avant les Croisés, puisque l’abbé Daniel les avait déjà vus, donc encore avant que les travaux de restauration de ces éléments fussent complétés ?

Le sujet fut repris par frère Niccolò da Poggibonsi en 1347, mais les témoignages postérieurs n’en parlent plus. Est-ce à ce moment, ou peu après, qu’il faut attribuer la pose d’une deuxième dalle sur la façade ? Nous n’en savons pas davantage malgré l’ouverture de la tombe car cette dalle n’a pas été enlevée !

Quand fut posée la dalle de marbre gris, cassée presque à moitié (par qui et quand ?) avec le signe de la Croix, blason ou symbole du patriarcat latin du temps des Croisés ? Est-ce que la dalle fut posée précédemment et que les Croisés firent seulement l’incision avec le signe de la Croix ?

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En 1345, le Pèlerin Anglais parle d’une dalle de marbre recouvrant le banc rocheux avec au milieu une rainure gravée à moitié sur la dalle. Est-ce l’œuvre des frères franciscains qui commencèrent leur service au Saint-Sépulcre vers l’année 1329-1330, ou peu après lorsqu’ils s’établirent sur le Mont Sion ?

La même dalle avec l’incision, fut-elle posée par Boniface de Raguse ou fut-elle reposée après l’ouverture de la tombe ? Les indications qu’il nous donne sont de toute façon discordantes car il parle une fois d’une dalle d’albâtre enlevée par lui. Puis, il revient sur le sujet en disant que la dalle d’albâtre fut posée par lui et, enfin, il ne parle plus d’une dalle d’albâtre mais d’un marbre poli. Hypothèse : probablement avait-il enlevé la dalle d’albâtre avec l’incision, puis l’avait-il remise à sa place telle quelle était, selon le témoignage du Pèlerin Anglais. Le même matériau, c’est-à-dire l’albâtre, était-il le même marbre rosé et jaune qu’on voit encore aujourd’hui sur le sépulcre ?

Selon Suriano, les frères ajoutèrent une dalle de revêtement du banc employé par les franciscains, pour adapter le lieu à la célébration de la messe, puis il parle encore des morceaux enlevés comme reliques. Est-ce que eux aussi ouvrirent la dalle avec l’incision pour voir le même rocher ?

Autant de questions qui restent en suspens. Certaines pourraient trouver une réponse si l’on confiait une nouvelle ouverture à des archéologues. Pour d’autres, il faudrait que de nouveaux textes antiques soient retrouvés, s’ils existent !

*Frère Narcyz Klimas est archiviste aux Archives Historiques de la Custodie de Terre Sainte

1. Abbé Daniel, The Life and Journey of Daniel, Abbot of the Russian Land, traduit du russe, par w. F. Ryan,
in Wilkinson, 1988, pp. 120-71) //  2. cf Vincent-Abel, 1914, 264 // 3. Golubovich, Anonimo Inglese, 1923, Hoade, Anonimo Inglese, 1953 // 4. Bagatti, 1945, XXXIII-XLIV //  5. Suriano 1949, 48, 49 // 6. Horn, Golubovich, 1902, 29-30 ; 25 // 7.C. da Treviso, 1875, 278-284 // 8.C. da Treviso, 279, 290 // 9. Verniero, Croniche, V, 3,3-5. // 10. Liber de perenni cultu T.S., 279-280 // 11. *Golubovich, 1902, 78-79 // 12. Verniero, Croniche, VI, 168 // 13.Golubovich, 1902, 27 ; Bagatti 1962, 47 // 14. Maximos Simaios, 1897, 87-122 ; Golubovich, 1902, XLV-LIV ; Arce, 1973, 325-401

Dernière mise à jour: 29/01/2024 16:10

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